Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
90
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.


Mardi 13 avril. — Le matin chez Soulier. Pris sa boîte. Déjeuné avec lui ; puis au Velasquez.

Disposition mélancolique ou plutôt chagrine en rentrant à mon atelier. Travaillé le Don Quichotte.

Pierret venu, dîné avec lui ; mené ses femmes chez M. Pastor, chez Leblond. — Terminé la lithographie. Dufresne venu. Rentré avec Pierret.

— Dispositions fugitives, qui me venez presque toujours le soir. Doux contentement philosophique, que ne puis-je te brider ! Je ne me plains pas de mon sort. Il me faut goûter plus encore de ce bon sens qui se risque aux choses inévitables.

Ne réservons rien de ce que je pourrais faire avec plaisir pour un temps plus opportun. Ce que j’aurai fait ne pourra m’être enlevé. Et quant à la crainte ridicule de faire des choses au-dessous de ce qu’on peut faire… Non, voilà le vice radical ! c’est là le recoin de sottise qu’il faut attaquer. Vain mortel, tu n’es borné par rien, ni par ta mémoire qui t’échappe, ni par les forces de ton corps qui sont minces, ni par la fluidité de ton esprit qui lutte contre ces impressions, à mesure qu’elles t’arrivent. Il y a toujours au fond de ton âme quelque chose qui te dit : « Mortel tiré pour peu de temps de la vie éternelle, songe que tes instants sont précieux. Il faut que ta vie te rapporte à toi seul tout ce que les autres mortels retirent de la leur[1]. » Au reste, je sais ce que je veux

  1. Ces conseils d’hygiène mentale, qui reviennent à chaque page du Journal et au sujet desquels nous avons insisté dans notre étude, Dela-