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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Mardi 27 janvier. — J’ai reçu ce matin à mon atelier la lettre qui m’annonce la mort de mon pauvre Géricault[1] ; je ne peux m’accoutumer à cette idée. Malgré la certitude que chacun devait avoir de le perdre bientôt, il me semblait qu’en écartant cette idée, c’était presque conjurer la mort. Elle n’a pas oublié sa proie, et demain la terre cachera le peu qui est resté de lui… Quelle destinée différente semblait promettre tant de force de corps, tant de feu et d’imagination ?

  1. Dans le cahier manuscrit dont nous avons déjà parlé, Delacroix donne sur la mort de Géricault des détails qu’il nous a paru intéressant de reproduire ici :
    « Il faut placer au nombre des plus grands malheurs que les arts ont pu éprouver de notre temps la mort de l’admirable Géricault. Il a gaspillé sa jeunesse, il était extrême en tout : il n’aimait à monter que des chevaux entiers et choisissait les plus fougueux. Je l’ai vu plusieurs fois au moment où il montait à cheval : il ne pouvait presque le faire que par surprise ; à peine en selle, il était emporté par sa monture. Un jour que je dînais avec lui et son père, il nous quitte avant le dessert pour aller au bois de Boulogne. Il part comme un éclair, n’ayant pas le temps de se retourner pour nous dire bonsoir, et moi de me remettre à table avec le bon vieillard. Au bout de dix minutes, nous entendons un grand bruit : il revenait au galop, il lui manquait une des basques de son habit : son cheval l’avait serré je ne sais où et lui avait fait perdre cet accompagnement nécessaire. Un accident de ce genre fut la cause déterminante de sa mort. Depuis plusieurs années déjà, les accidents, suites de la fougue qu’il portait en amour comme en tout, avaient horriblement compromis sa santé : il ne se privait pas pour cela tout à fait du plaisir de monter à cheval. Un jour, dans une promenade à Montmartre, son cheval l’emporte et le jette à terre. Le malheur voulut qu’il portât par terre ou contre une pierre à l’endroit de la boucle absente de son pantalon où se trouvait un bourrelet qu’il avait formé pour y suppléer.
    Cet accident lui causa une déviation dans l’une des vertèbres, laquelle n’occasionna pendant un temps assez long que des douleurs qui ne furent pas un avertissement suffisant du danger. Biot et Dupuytren s’en aperçurent quand le mal était déjà presque sans remède : il fut condamné à rester couché, et moins d’un an après il mourut, le 28 janvier 1824.  »

    (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres.)