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je m’en fus approché, je le vis armé d’un arc, et prêt à décocher une flèche contre moi. Placé ainsi dans la nécessité de tirer le premier, je le fis et je le tuai du coup. Le pauvre Sauvage échappé avait fait halte ; mais, bien qu’il vît ses deux ennemis mordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du feu et du bruit de mon arme, qu’il demeura pétrifié, n’osant aller ni en avant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé à s’enfuir encore qu’à s’approcher. Je l’appelai de nouveau et lui fis signe de venir, ce qu’il comprit facilement. Il fit alors quelques pas et s’arrêta, puis s’avança un peu plus et s’arrêta encore ; et je m’apperçus qu’il tremblait comme s’il eût été fait prisonnier et sur le point d’être tué comme ses deux ennemis. Je lui fis signe encore de venir à moi, et je lui donnai toutes les marques d’encouragement que je pus imaginer. De plus près en plus près il se risqua, s’agenouillant à chaque dix ou douze pas pour me témoigner sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Je lui souriais, je le regardais aimablement et l’invitais toujours à s’avancer. Enfin il s’approcha de moi ; puis, s’agenouillant encore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, pris mon pied et mit mon pied sur sa tête : ce fut, il me semble, un serment juré d’être à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis des caresses, et le rassurai par tout ce que je pus. Mais la besogne n’était pas, achevée ; car je m’apperçus alors que le Sauvage que j’avais assommé n’était pas tué, mais seulement étourdi, et qu’il commençait à se remettre. Je le montrai du doigt à mon Sauvage, en lui faisant remarquer qu’il n’était pas mort. Sur ce il me dit quelques mots, qui, bien que je ne les comprisse pas, me furent bien doux à entendre ; car c’était le premier son de voix humaine, la mienne exceptée, que j’eusse ouï depuis vingt-cinq ans. Mais l’heure de m’aban-