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le récit de la procession solennelle et du dîner splendide que les corporations de Londres donnèrent à Guillaume et à Marie.

À peine le règne de Guillaume avait-il commencé, les partis qui avaient cru voir dans son accession une certitude de triomphe pour eux-mêmes, commencèrent à s’agiter. Tomes ces passions discordantes qui avaient concouru à porter Guillaume sur le trône, se séparèrent avec éclat et se livrèrent une guerre acharnée, De Foë pensa que le roi avait besoin de lui, et dans plusieurs ouvrages polémiques, remarquables par la vigueur de la diction, il attaqua les non-jureurs, les Jacobites d’Irlande et les ecclésiastiques intolérants. De Foë crut devoir défendre à outrance ce roi, que personne ne défendait, qui n’avait rien fait pour lui, et dont la situation était critique.

Le seul véritable champion de ce roi, qui disait qu’on lui avait mis sur la tête une couronne d’épines le seul athlète désintéressé qui luttât contre l’opinion publique pour le défendre, sans récompense et sans Intérêt, ce fut Daniel de Foë. Il était jeune, spirituel, hardi, consciencieux. Il avait suivi attentivement toutes les variations de la politique depuis vingt années ; Il s’était battu sous Monmouth ; Il n’avait voulu s’inféoder à aucun parti théologique ; il avait admiré surtout l’indépendance, la force d’âme, le désintéressement, la sincérité de Guillaume. Garder ses convictions sans les exprimer par des actes, et se contenter d’une faible adhérence aux opinions qu’il préférait, n’était pas dans les Habitudes de Daniel. Dire la vérité utile, donner l’exemple d’un dévouement nécessaire, étaient dès lors les règles de sa conduite. Chez de Foë, la pensée, la parole, les écrits, les actes, ont toujours été identiques, moulés par la même volonté, commandés par une conscience souveraine et héroïque. Sa jeunesse d’ailleurs n’offre que la préparation de ce caractère que nous verrons se développer si simple et si haut, si fort et si complet.

Cependant les spéculations commerciales de de Foë avaient échoué ; sa confiance aveugle lui avait fait perdre des sommes considérables. Il y avait alors à Londres plusieurs quartiers privilégiés, semblables à cette Alsace dont Walter Scott a fait le tableau, et où les fripons pouvaient, sans crainte de la justice, porter et conserver les objets qu’ils avaient acquis par fraude. Plusieurs fois ces gentilshommes-voleurs achetèrent dans les magasins de de Foë des ballots de marchandises qu’ils promirent de payer comptant dès que ces ballots seraient rendus à domicile ; ils Indiquaient pour lieu de paiement un endroit voisin de l’un de ces repaires, nommé the Mint ; là se trouvaient postés d’avance, des affidés qui s’emparaient des ballots, les lançaient entre les mains d’autres hommes, placés dans l’intérieur de la rue privilégiée : la police ne pouvait intervenir dans ce brigandage. Si l’on ajoute à ces imprudences les banqueroutes de deux commerçants qui s’enfuirent en Espagne, et la puérile confiance avec laquelle de Foë souscrivit des lettres de change pour un Dissenter qui le trompa, on aura peu de peine à comprendre comment naquit et s’aggrava l’embarras de ses affaires.

Il essaya de se relever en étendant son commerce ; il visita l’Espagne, l’Angleterre, la France, l’Allemagne. Les remarques que contiennent ses écrits prouvent qu’il songeait bien plus à voir les hommes en philosophe qu’à faire ses affaires en marchand. La lecture des romans Picaresques lui donna la première idée de ces créations populaires et naïves, à la tête desquelles se place Robinson Crusoë. Il fit quelque temps le commerce du musc, et s’embarqua dans plusieurs spéculations, qui toutes échouèrent. De Foë a raison de le dire : « Le talent ne sert pas aux usages ordinaires de la vie. Le vif-argent ne peut se transformer en monnaie courante ; excellent pour séparer l’or de l’alliage, il devient inutile dès que vous voulez le changer en quelque chose de compacte et de solide. » La ruine de de Foë fut complète ; déclaré banqueroutier, il ne trouva plus autour de lui que figures ennemies, gens impitoyables. Le bénéfice de la loi lui accordait l’extinction de toutes ses dettes, ses meubles ayant été saisis et vendus, et tous les objets de son commerce livrés ses créanciers. Il prit la fuite, craignant la prison.

Chargé d’une famille nombreuse, et libéré, comme nous l’avons dit, par sa banqueroute même, de Foë passa le reste de sa vie à payer la dette qu’il avait contractée et dont la loi le dé-