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manche d’un vieux poignard sort par la poche du carrick. Ce personnage, qui a bien quatre-vingts ans, fait tous les soirs son entrée au café de l’Europe dans ce superbe costume, appuyé sur une canne de cinq pieds de longueur, et suivi par un chien barbet d’une mine tout à fait philosophique. Les étrangers s’écartent de cet homme avec un certain effroi ; les indigènes ne voient en lui qu’un original vêtu autrement que tout le monde.

Les parterres des théâtres sont si impressionnables, si prodigieux d’applaudissements et de témoignages d’enthousiasme qu’on les prendrait pour des troupes d’enfants. Le mardi gras, dernière soirée de madame Tadolini à Naples, la prima donna fut rappelée douze fois sur la scène après le spectacle. On la redemandait une treizième fois, lorsque la police, trouvant que c’était assez, défendit à la cantatrice de reparaître. Ce fut une véritable frénésie dans le parterre. On ne pouvait pas se séparer de madame Tadolini sans la revoir encore ; comment dormir si on n’obtenait pas cette treizième apparition ? Plutôt mourir, plutôt aller en prison. Une vingtaine de personnes furent arrêtées ; les autres se retirèrent le désespoir dans l’âme. On m’a assuré que, l’année précédente, la cantatrice avait été priée de chanter moins bien par ordre supérieur, la perfection de son talent et l’influence considérable qu’elle exerçait dans le public ayant inquiété l’autorité. A Bologne, un jeune maestro, à qui j’eus l’honneur d’être présenté plus tard, avait donné un petit opéra nouveau complètement oublié aujourd’hui. Le compositeur avait été rappelé sur la scène et couronné vingt-six fois de suite. Lui seul avait pu les compter.