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LES ANCIENS CANADIENS.

— Voici donc mon cas de conscience, dit M. de Saint-Luc. Je passai en France après la cession finale du Canada, en 1763, où j’achetai une quantité considérable de dentelles de fil, d’or et d’argent, et d’autres marchandises précieuses. Les droits, sur ces effets, étaient très-onéreux ; mais il fallait bien s’y soumettre. Je me présente aux douanes anglaises, avec quatre grands coffres en sus de mes effets particuliers, exempts de tous droits. Les officiers de ce département retirèrent, du premier coffre qu’ils ouvrirent, un immense manteau de la plus belle soie écarlate, qui aurait pu servir au couronnement d’un empereur, tant il était surchargé de dentelles de fil, d’or et d’argent, etc.

— Oh ! Oh ! dirent messieurs les douaniers : tout ceci est de bonne prise.

— Vous n’y êtes pas, messieurs, leur dis-je. Et je retirai l’un après l’autre tous les articles qui composent l’habillement d’un grand chef sauvage ; rien n’y manquait : chemise de soie, capot, mitasses du plus beau drap écarlate, le tout orné de précieux effets, sans oublier le chapeau de vrai castor surchargé aussi de plumes d’autruche les plus coûteuses. J’ôtai mon habit, et, dans un tour de main, je fus affublé, aux yeux ébahis des douaniers, du riche costume d’un opulent chef indien. Je suis, messieurs, leur dis-je, surintendant des tribus sauvages de l’Amérique du Nord ; si vous en doutez, voici ma commission. Ce superbe costume est celui que je porte lorsque je préside un grand conseil de la tribu des Hurons, et voici le discours d’ouverture obligé. Je prononçai alors, avec un sang-froid imperturbable, un magnifique discours dans l’idiome le plus pur de ces aborigènes : harangue qui fut très-goûtée, si je puis en juger par les éclats de rire avec laquelle elle fut accueillie.

— Passe pour l’accoutrement obligé, à l’occasion du discours d’ouverture des chambres de messieurs les Hurons, dit le chef du bureau en se pâmant d’aise.

Nous passâmes ensuite au second coffre : il contenait un costume aussi riche, mais différent quant à la couleur de la soie et du drap seulement.

Mêmes objections, même mascarade. On me fit observer que le roi d’Angleterre, tout puissant qu’il fût, portait uniformément le même costume quand il ouvrait son parlement ; corps autrement auguste que celui de mes Hurons. Je répliquai qu’il ne s’agissait plus de Hurons, mais bien d’Iroquois, tribu très-pointilleuse à l’endroit de sa couleur nationale qui était le bleu ; et que je ne doutais aucunement que si le roi d’Angleterre présidait quelques grandes solennités écossaises, il adopterait leur costume, y inclus la petite jupe, aux risques de s’enrhumer ; et là-dessus j’entonnai un superbe discours en idiome iroquois. Le flegme britannique ne put y tenir, et à la fin de mon discours on s’écria : « passe donc pour l’ouverture du parlement iroquois. »

Bref, je réussis à passer le contenu de mes quatre coffres, comme président des grands conseils des Hurons, des Iroquois, des Abenaquis et des Maléchites. Ce qui me fut d’un grand secours, je crois, c’est qu’étant très-brun et parlant avec facilité la langue de ces quatre tribus, les douaniers