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NOTES DU CHAPITRE PREMIER.

L’Indien fit asseoir les deux Français au milieu de l’embarcation et s’assit lui-même, malgré nos remontrances, sur la pince du canot.

Nous étions à peine au quart de la traversée que je m’aperçus qu’il était ivre. Ses beaux yeux noirs, de brillants qu’ils étaient à notre départ, étaient devenus ternes ; et la pâleur habituelle aux sauvages pendant l’ivresse se répandit sur tous ses traits. Je fis part de cette découverte à mon ami, afin d’être préparés à tout événement. Nous convînmes que le plus prudent pour nous était de continuer notre route, que quand bien même le Montagnais consentirait à retourner, cette manœuvre nous exposerait à un danger imminent. Toutefois, nous eûmes la précaution d’ôter nos souliers.

Je puis affirmer que nous volions sur l’eau comme des goélands ! La femme coupait les vagues avec une adresse admirable, tandis que son mari, nageant tantôt du côté droit, tantôt du côté gauche, en se balançant pour conserver l’équilibre, poussait le léger canot d’écorce avec un bras d’Hercule. Nos amis, qui, assis sur le rivage de la Pointe-Lévis, nous voyaient venir, sans se douter que nous étions dans la barque, nous dirent ensuite, qu’ils distinguaient souvent le dessous de notre canot dans toute sa longueur, comme si nous eussions volé au-dessus des vagues. Ô jeunesse imprudente ![1]

Dix ans, à peu près, avant cette aventure, et c’était encore un dimanche, pendant l’été, la ville de Québec offrait un spectacle qui paraîtrait bien étrange de nos jours : il est vrai de dire qu’il s’est écoulé bien près de trois quarts de siècle depuis cette époque, car alors j’étais, tout au plus, âgé de neuf ans.

Vers une heure de relevée, un si grand nombre de sauvages, traversés de la Pointe-Lévis, commencèrent à parcourir les rues par groupes assez imposants pour inspirer quelque inquiétude au commandant de la garnison, qui fit doubler les gardes aux portes de la ville et des casernes. Il n’y avait pourtant rien de bien hostile dans leur aspect : les hommes, à la vérité, n’avaient pour tout vêtement que leurs chemises et leurs brayets ; pour toute arme que leur tomahawk dont ils ne se séparaient jamais. Quelques chevelures humaines, accrochées à la ceinture des vieux Indiens, attestaient, même, qu’ils avaient pris une part active à la dernière guerre de l’Angleterre contre les Américains.

C’étaient bien de vrais aborigènes que ceux que j’ai connus pendant ma jeunesse : leur air farouche, leur visage peint en noir et en rouge, leur corps tatoué, leur crâne rasé à l’exception d’une touffe de cheveux, qu’ils laissaient croître au-dessus de la tête pour braver leurs ennemis, leurs oreilles découpées en branches, comme nos croquecignoles canadiens, et dont quelques-uns de ces sauvages ne possédaient plus que quelques lambeaux pendant

  1. L’ami d’enfance, l’ami de cœur, dont j’ai parlé plus haut, était le Dr Pierre de Sales Laterrière, alors étudiant en médecine ; et frère de l’honorable Pascal de Sales Laterrière, membre actuel du Conseil législatif. Il m’a abandonné, comme tant d’autres sur le chemin de la vie, il y a déjà près de vingt-cinq ans.