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visage, chantant voulentiers matines de bouteille et vêpres de flacons, ne l’eût point reconnu sans doute.

Car il était tant flétri, sec, maigre et de mine piteuse, que les chiens abayaient le regardant, ainsi qu’ils font aux gueux portant besace.


II.


Or, tandis qu’il se morfondait ainsi, passant le temps en mélancolie et désespérance et tout seul en un coin comme lépreux, survint d’aventure en l’hôtellerie, maître Jan Blaeskaek, brasseur de bière, fin compagnon et bien malicieux.

Celui-ci considérant Pieter Gans, lequel affolé et ahuri le regardait et branlait la tête comme un vieux, vint à lui et le secouant : « Çà, dit-il, éveille-toi, compagnon, je n’aime point te voir là comme mort. — Las ! répondit Pieter Gans, je ne vaux guères plus, compère. — Et d’où donc, dit Blaeskaek, t’est advenue cette noire mélancolie ?

Ce à quoi répondit Pieter Gans : Viens-t’en, en un lieu où nul ne nous puisse ouïr. Là, je te veux détailler l’aventure.

Ainsi fit-il. — Toutefois Blaeskaek l’ayant bien entendu : Ce n’est point, dit-il, âme de chrétien, mais voix de diable, il le faut contenter. Doncques va quérir en ta cave, bonne pipe de cervoise pour ensuite la rouler en ton clos, jusques à ce lieu où a lui la claire flamme.

— Ainsi ferai-je, dit Pieter Gans. Mais à vêpres, pensant que cervoise était bien précieuse pour la jeter à diables, mit au lieu où avait lui la flamme, grand bassin d’eau bien limpide.

Vers la minuit, ouït Pieter Gans, voix plus lamentable encore ullant : Mouille, mouille, je meurs de male soif.

Et vit la claire flamme, danser comme enragée sus l’eau du bassin, lequel fut incontinent, avec grand fracas, brisé et ce si épouvantablement que les morceaux s’en venaient frapper les fenêtres de la maison.

Lors commença il, suer la peur et plourer, disant : « C’est fini de moi, mon bon Dieu, fini de moi. Que n’ai-je suivi l’avis du sage Blaeskaek, car il est homme, de bon avis, de bien bon avis. — Monsieur le diable qui avez soif, ne me tuez point cette nuit, vous boirez demain bonne cervoise, monsieur le diable. Ha ! elle est réputée excellente partout le pays, car c’est cervoise de roi et de bon diable comme vous êtes pour sûr.

Ce nonobstant, la voix criait sans repos : Mouille, mouille !

« Las, las ! soyez patient un petit, monsieur le diable, vous boirez demain ma tant bonne cervoise. Elle m’a coûté bien des peters d’or, monsieur, et je vous en baillerai une pleine pipe. — Voyez vous point qu’il ne me faut étrangler cette nuit, mais demain seulement si je ne tiens parole. »

Et ainsi larmoya il ; jusques au chant du coq, lequel oyant et ne se sentant point mort, il récita matines joyeuses.

Au nouveau soleil, s’en fut lui même quérir hors la cave la pipe de cervoise, la plaça sur le gazon, disant : Voici à boire du frais et du meilleur. Voyez-le, je ne suis point chichart ; — ayez pitié de moi, monsieur le diable.