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Quoi ! tu n’es ni triſte ni joyeux, qui t’a donc ainſi deſſéché le cœur ? Vois-moi anxieux, inquiet, bondiſſant en ma bedaine ; vois-moi…

Lamme regarda Ulenſpiegel & le vit la tête blême & penchée, les lèvres tremblantes & pleurant sans rien dire.

Et il se tut.

Ils marchèrent ainſi sans sonner mot juſqu’à Damme, & y entrèrent par la rue du Héron, & n’y virent perſonne à cauſe de la chaleur. Les chiens, la langue pendante & couchés sur un côté, bâillaient devant le seuil des portes. Lamme & Ulenſpiegel paſſèrent tout contre la Maiſon commune, en face de laquelle avait été brûlé Claes ; les lèvres d’Ulenſpiegel tremblèrent davantage, & ses larmes se séchèrent. Se trouvant en face de la maiſon de Claes, occupée par un maître charbonnier, il lui dit y entrant :

— Me reconnais-tu ? Je veux me repoſer ici.

Le maître charbonnier dit :

— Je te reconnais, tu es le fils de la victime. Va où tu veux dans cette maiſon.

Ulenſpiegel alla dans la cuiſine, puis dans la chambre de Claes & de Soetkin, & là pleura.

Quand il en fut deſcendu, le maître charbonnier lui dit :

— Voici du pain, du fromage & de la bière. Si tu as faim, mange ; si tu as soif, bois.

Ulenſpiegel fit signe de la main qu’il n’avait ni faim ni soif.

Il marcha ainſi avec Lamme qui se tenait, jambe de ci, jambe de là, sur son âne, tandis qu’Ulenſpiegel tenait le sien par le licol.

Ils arrivèrent à la chaumine de Katheline, attachèrent leurs ânes & entrèrent. C’était l’heure du repas. Il y avait sur la table des haricots-princeſſe en coſſe, mêlés de grandes fèves blanches. Katheline mangeait, Nele était debout & prête à verſer dans l’écuelle de Katheline une sauce au vinaigre qu’elle venait de prendre sur le feu.

Quand Ulenſpiegel entra, elle fut si saiſie qu’elle mit le pot & toute la sauce dans l’écuelle de Katheline, qui, hochant la tête, allait avec sa cuiller chercher les fèves autour de la saucière, & se frappant le front, diſait comme femme folle :

— Ôtez le feu ! la tête brûle !

L’odeur du vinaigre donnait faim à Lamme.

Ulenſpiegel reſtait debout, regardant Nele en souriant d’amour dans sa grande triſteſſe.