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— Regarde, dit Ulenſpiegel à Lamme, cette maiſonnette tout en bois, avec de belles croiſées bien ouvrées & feneſtrées de petits carreaux ; conſidère ces rideaux jaunes & cette lanterne rouge. Là, mon fils, derrière quatre tonneaux de bruinbier, d’uitzet de dobbel-kuit & de vin d’Amboiſe, siège une belle baeſine de cinquante ans ou davantage. Chaque année qu’elle vécut lui fit une nouvelle couche de lard. Sur l’un des tonneaux brille une chandelle, & il y a une lanterne accrochée aux solives du plafond. Il fait là clair & noir, noir pour l’amour, clair pour le payement.

— Mais, dit Lamme, c’eſt un couvent de nonnains du diable, & cette baeſine en eſt l’abbeſſe.

— Oui, dit Ulenſpiegel, c’eſt elle qui mène, au nom du seigneur Belzebuth, dans la voie du péché, quinze belles filles d’amoureuſe vie, leſquelles trouvent chez elle refuge & nourriture, mais il leur eſt défendu d’y dormir.

— Tu connais ce couvent ? dit Lamme.

— J’y vais chercher ta femme. Viens.

— Non, dit Lamme, j’ai réfléchi & n’y entre point.

— Laiſſeras-tu ton ami s’expoſer tout seul au milieu de ces Aſtartés ?

— Qu’il aille point, dit Lamme.

— Mais s’il y doit aller pour trouver les sept & ta femme, repartit Ulenſpiegel.

— J’aimerais mieux dormir, dit Lamme.

— Viens donc alors, dit Ulenſpiegel ouvrant la porte & pouſſant Lamme devant lui. Vois, la baeſine se tient derrière ses tonneaux entre deux chandelles : la salle eſt grande, à plafond de chêne noirci, aux solives enfumées. Tout autour règnent des bancs, des tables aux pieds boiteux, couverts de verres, de pintes, de gobelets, de hanaps, de cruches, de flacons, de bouteilles & d’autres engins de buverie. Au milieu sont encore des tables & des chaiſes, sur leſquelles trônent des heuques, qui sont capes de commères, des ceintures dorées, des patins de velours, des cornemuſes, des fifres, des scalmeyes. Dans un coin eſt une échelle qui mène à l’étage. Un petit boſſu pelé joue sur un clavecin monté sur des pieds de verre qui faiſaient grincer le son de l’inſtrument. Danſe, mon bedon. Quinze belles filles folles sont aſſiſes, qui sur les tables, qui sur les chaiſes, jambe de ci, jambe de là, penchées, redreſſées, accoudées, renverſées, couchées sur le dos ou le côté, à leur fantaiſie, vêtues de blanc, de rouge, les bras nus ainſi que les épaules & la poitrine juſqu’au milieu du corps. Il y en a de