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— Bon voyage & vent arrière. Voici de la poudre & des balles.

Et, les baiſant, il les conduiſit, après avoir porté comme des agnelets sur son cou & ses épaules les deux baudets.

Ulenſpiegel & Lamme les ayant montés, ils partirent pour Liége.

— Mon fils, dit Lamme, tandis qu’ils cheminaient, comment cet homme si fort s’eſt-il laiſſé dauber par moi si cruellement ?

— Afin, dit Ulenſpiegel, que partout où nous irons la terreur te précède. Ce nous sera une meilleure eſcorte que vingt landſknechts. Qui oſera déſormais attaquer Lamme, le puiſſant, le victorieux ; Lamme, le taureau sans pareil, qui terraſſa d’un coup de tête, au vu & au sçu d’un chacun, le Stercke Pier, Pierre le Fort, qui porte les baudets comme des agneaux & lève d’une épaule toute une charrette de tonneaux de bière ? Chacun te connaît ici déjà, tu es Lamme le redoutable, Lamme l’invincible, & je marche à l’ombre de ta protection. Chacun te connaîtra sur la route que nous allons parcourir, nul ne t’oſera regarder de mauvais œil, & vu le grand courage des hommes, tu ne trouveras partout sur ton chemin que bonnetades, salutations, hommages & vénérations adreſſées à la force de ton poing redoutable.

— Tu parles bien, mon fils, dit Lamme, se redreſſant sur sa selle.

— Et je dis vrai, repartit Ulenſpiegel. Vois-tu ces faces curieuſes aux premières maiſons de ce village ? On se montre du doigt Lamme, l’horrifique vainqueur. Vois-tu ces hommes qui te regardent avec envie & ces couards chétifs qui ôtent leurs couvre-chefs ? Réponds à leur salut, Lamme, mon mignon ; ne dédaigne point le faible populaire. Vois, les enfants savent ton nom & le répètent avec crainte.

Et Lamme paſſait fièrement, saluant à droite & à gauche comme un roi. Et la nouvelle de sa vaillance le suivit de bourg en bourg, de ville en ville, juſques à Liége, Chocquien, la Neuville, Veſin & Namur, qu’ils évitèrent, à cauſe des trois prédicants.

Ils marchèrent ainſi longtemps, suivant les rivières, fleuves & canaux. Et partout au chant de l’alouette répondait le chant du coq. Et partout pour l’œuvre de liberté l’on fondait, battait & fourbiſſait les armes qui partaient sur des navires longeant les côtes.

Et elles paſſaient aux péages dans des tonneaux, dans des caiſſes, dans des paniers.

Et il se trouvait toujours de bonnes gens pour les recevoir & les cacher en lieu sûr, avec la poudre & les balles, juſques à l’heure de Dieu.