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bien entendu ce que diſait ce vaurien, & tu sais ce que sont les trois prédicants ?

— Oui, dit Lamme.

— Tu sais qu’ils viennent de Marche-les-Dames en longeant la Meuſe, & qu’il fera bon de les attendre sur le chemin avant que ne souffle le Vent-d’Acier.

— Oui, dit Lamme.

— Il faut sauver la vie au prince, dit Ulenſpiegel.

— Oui, dit Lamme.

— Tiens, dit Ulenſpiegel, prends mon arquebuſe, va-t’en dans le taillis, entre les rochers ; charge-la de deux balles & tire quand je croaſſerai comme le corbeau.

— Je le veux, dit Lamme.

Et il diſparut dans le taillis. Et Ulenſpiegel entendit bientôt le craquement du rouet de l’arquebuſe.

— Les vois-tu venir ? dit-il.

— Je les vois répondit Lamme. Ils sont trois, marchant comme soudards, & l’un d’eux dépaſſe les autres de la tête.

Ulenſpiegel s’aſſit sur le chemin les jambes en avant, marmonnant des prières sur un chapelet, comme font les mendiants. Et il avait son couvre-chef entre les genoux.

Quand les trois prédicants paſſèrent, il leur tendit son couvre-chef ; mais ils n’y mirent rien.

Ulenſpiegel, alors se levant, dit piteuſement :

— Mes bons sires, ne refuſez point un patard à un pauvre ouvrier carrier qui s’eſt caſſé les reins tout dernièrement en tombant dans une mine. Ils sont durs dans ce pays & ne m’ont rien voulu donner pour soulager ma triſte miſère. Las ! donnez-moi un patard, & je prierai pour vous. Et Dieu tiendra en joie, pendant toute leur vie, Vos Magnanimités.

— Mon fils, dit l’un des prédicants, homme robuſte, il n’y aura plus de joie pour nous en ce monde tant qu’y règneront le pape & l’Inquiſition.

Ulenſpiegel soupira pareillement, diſant :

— Las ! que dites-vous, meſſeigneurs ? Parlez bas, s’il plaît à Vos Grâces. Mais donnez-moi un patard.

— Mon fils, répondit un petit prédicant de trogne guerrière, nous autres, pauvres martyrs, n’avons de patards que ce qu’il nous faut pour nous suſtenter en route.