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Ulenſpiegel s’avança au milieu du champ. Là, tenant son balai comme une lance :

— Je trouve, dit-il, plus puants que peſte, lèpre & mort, cette vermine de méchants, leſquels en un camp de soudards bons compagnons, n’ont d’autres soucis que de promener partout leur aigre trogne & leur bouche baveuſe de colère. Où ils se tiennent, le rire n’oſe se montrer & les chanſons se taiſent. Il leur faut toujours grommeler ou se battre, introduiſant ainſi, à côté du combat légitime pour la patrie, le combat singulier, qui eſt ruine d’armée & joie de l’ennemi. Rieſencraft, ci-préſent, occit pour d’innocentes paroles vingt & un hommes, sans qu’il ait jamais fait dans la bataille ou l’eſcarmouche un acte de bravoure éclatant, ni mérité par son courage la moindre récompenſe. Or, il me plaît de broſſer aujourd’hui à contre-poil le cuir pelé de ce chien hargneux.

Rieſencraft répondit :

— Cet ivrogne a rêvé de belles choſes sur l’abus des combats singuliers ; il me plaira aujourd’hui de lui fendre la tête, pour montrer à un chacun qu’il n’a que du foin dans la cervelle.

Les seconds les forcèrent à deſcendre de leurs montures. Ce que faiſant, Ulenſpiegel laiſſa tomber de sa tête la salade que l’âne mangea coîment ; mais le baudet fut interrompu en cette beſogne par un coup de pied que lui bailla un second pour le faire sortir de l’enceinte du champ de combat. Il en fut fait de même au cheval. Et ils s’en allèrent ailleurs, paître de compagnie.

Alors, les seconds, portant balai, — c’étaient ceux d’Ulenſpiegel, — & les autres, portant eſtoc, — c’étaient ceux de Rieſencraft, — donnèrent, en sifflant, le signal du combat.

Et Rieſencraft & Ulenſpiegel s’entre-battirent furieuſement, Rieſencraft frappant de son eſtoc, Ulenſpiegel parant de son balai ; Rieſencraft jurant par tous les diables, Ulenſpiegel s’enfuyant devant lui, vaguant par la bruyère obliquement & circulairement, zigzaguant, tirant la langue, faiſant mille autres grimaces à Rieſencraft, qui perdait le souffle & frappait l’air de son eſtoc comme un soudard affolé. Ulenſpiegel le sentit près de lui, se retourna soudain, & lui bailla de son balai sous le nez un grand coup. Rieſencraft tomba bras & jambes étendus comme une grenouille en son trépaſſement.

Ulenſpiegel se jeta sur lui, lui balaya la face à poil & à contre-poil, sans pitié, diſant :

— Crie grâce, ou je te fais manger mon balai !