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tement l’héréſie comme un crime de lèſe-majeſté divine & humaine. Quand l’homme eut fini de manger, le dénonciateur entendit Claes s’écrier : « Pauvre Joſſe, que Dieu ait en sa gloire, ils furent cruels pour toi. » Il accuſait ainſi Dieu même d’impiété, en jugeant qu’il peut recevoir dans son ciel des hérétiques. Et Claes ne ceſſait de dire : « Mon pauvre frère ! » L’étranger, entrant alors en fureur comme un prédicant à son prêche, s’écria : « Elle tombera la grande Babylone, la proſtituée romaine & elle « deviendra la demeure des démons & le repaire de tout oiſeau exécrable ! » Claes diſait : « Cruels bourreaux ! mon pauvre frère ! » L’étranger, pourſuivant son propos, diſait : « Car l’ange prendra la pierre qui eſt grande comme une meule. Et elle sera lancée dans la mer, & il dira : « Ainſi sera jetée la grande Babylone, & elle ne sera plus trouvée. — Meſſire, diſait Claes, votre bouche eſt pleine de colère ; mais dites-moi quand viendra le règne où ceux qui sont doux de cœur pourront vivre en paix sur la terre ? — Jamais ! répondit l’étranger, tant que règnera l’Antechriſt, qui eſt le pape & l’ennemi de toute vérité. — Ah ! diſait Claes, vous parlez sans reſpect de notre Saint-Père. Il ignore aſſurément les cruels supplices dont on punit les pauvres réformés. » L’étranger répondit : « Il ne les ignore point, car c’eſt lui qui lance ses arrêts, les fait exécuter par l’Empereur, & maintenant par le roi, lequel jouit du bénéfice de confiſcation, hérite des défunts, & fait volontiers aux riches des procès pour cauſe d’héréſie. » Claes répondit : « On dit de ces choſes au pays de Flandre, je dois les croire ; la chair de l’homme eſt faible, même quand c’eſt chair royale. Mon pauvre Joſſe ! » Et Claes donnait ainſi à entendre que c’était par un vil déſir de lucre que Sa Majeſté puniſſait les héréſiarques. L’étranger le voulant patrociner, Claes répondit : « Daignez, meſſire, ne plus me tenir de pareils diſcours, qui, s’ils étaient entendus, me suſciteraient quelque méchant procès. »

« Claes se leva pour aller à la cave & en remonta avec un pot de bière. « Je vais fermer la porte, » dit-il alors, & le dénonciateur n’entendit plus rien, car il dut sortir preſtement de la maiſon. La porte, ayant été fermée, fut toutefois rouverte à la nuit tombante. L’étranger en sortit, mais il revint bientôt y frapper, diſant : « Claes, j’ai froid ; je ne sais où loger ; donne-moi aſile ; perſonne ne m’a vu entrer, la ville eſt déſerte. » Claes le reçut chez lui, alluma une lanterne, & on le vit, précédant l’hérétique, monter l’eſcalier & mener l’étranger sous le toit, dans une petite chambre, dont la fenêtre ouvrait sur la campagne… »