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Mais le jeune gars s’en était allé avec la clef.

Soudain Ulenſpiegel aperçut un voleur détachant d’un étal de charcutier un sauciſſon d’une aune & le mettant sous son manteau. Mais le marchand ne le vit pas. Le voleur, tout joyeux, vint à Ulenſpiegel & lui dit :

— Que vends-tu la, prophète de malheur ?

— Des sachets où tu verras que tu seras pendu pour avoir trop aimé les sauciſſes, répondait Ulenſpiegel.

À ce propos, le voleur s’enfuit preſtement, tandis que le marchand volé criait :

— Au larron ! sus au larron !

Mais il était trop tard.

Pendant qu’Ulenſpiegel parlait, les deux riches juifs, qui avaient écouté avec attention, s’approchèrent de lui & lui dirent :

— Que vends-tu là, Flamand ?

— Des sachets, répondit Ulenſpiegel.

— Que voit-on, demandèrent-ils, au moyen de tes graines prophétiques ?

— Des événements futurs, quand on les suce, répondit Ulenſpiegel.

Les deux juifs se concertèrent, & le plus âgé dit à l’autre :

— Verrions ainſi quand notre Meſſie viendra ; ce serait pour nous une grande conſolation. Achetons un de ces sachets. Combien les vends-tu ? dirent-ils.

— Cinquante florins, répondit Ulenſpiegel. Si vous ne voulez pas me les payer, trouſſez votre bagage. Celui qui n’achète pas le champ doit laiſſer le fumier où il eſt.

Voyant Ulenſpiegel si décidé, ils lui comptèrent son argent, emportèrent l’un des sachets & s’en furent en leur lieu d’aſſemblée, où bientôt accoururent en foule tous les juifs, sachant que l’un des deux vieux avait acheté un secret par lequel il pouvait savoir & annoncer la venue du Meſſie.

Connaiſſant le fait, ils voulurent sucer sans payer au sachet prophétique ; mais le plus vieux, qui l’avait acheté & se nommait Jéhu, prétendit le faire seul.

— Fils d’Iſraël, dit-il tenant en main le sachet, les chrétiens se moquent de nous, on nous chaſſe d’entre les hommes & l’on crie après nous comme après des larrons. Les Philiſtins veulent nous abaiſſer plus bas que la terre ; ils nous crachent au viſage, car Dieu a détendu nos arcs & a secoué le frein devant nous. Faudra-t-il longtemps encore, Seigneur, Dieu d’Abraham, d’Iſaac & de Jacob, que le mal nous arrive lorſque nous atten-