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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

1o Il y a d’abord ceux qui restent à Montréal tout l’été. Ce sont ceux que l’on dit absolument dénués d’éducation ! Ils ont peut-être une automobile dans laquelle ils font des fugues à la campagne, le dimanche. Alors, ils ont droit à quelque considération, à condition que le prix d’achat de leur voiture s’écrive, au moins, avec quatre chiffres et cette considération est en proportion de l’importance de ladite somme.

2o Il y a ensuite ceux qui, en semant la perturbation dans leur budget, vont se terrer dans une campagne peu fréquentée. Ces gens sont « quelqu’un ». Ils commencent à se détacher de la masse.

3o On rencontre aussi les personnes qui ont un cottage, sur les rives du lac Saint-Louis. Elles affrontent héroïquement le pullulement de ces endroits et la poussière soulevée par les innombrables automobiles appartenant aux bourgeois de la première catégorie, afin de maintenir leur prestige. Ce courage, vraiment grand, leur vaut une somme considérable d’estime et les place immédiatement au-dessous des précédents.

4o Ceux qui font partie de clubs de golf et s’ennuient mortellement à ce sport qu’il est convenu d’appeler chic. Et, en effet, ce sont des chics, catégorie qui se subdivise en plusieurs groupes, tous nettement supérieurs aux trois premières catégories.

Ces groupes chics, nous n’allons pas les énumérer. Ils sont légion, allant des habitués des plages du Maine, (les femmes de ce groupe vous disent, quelques jours avant Pâques : « Ma chère ! impossible de s’habiller décemment à Montréal. Il faut que j’aille à New-York »), à ceux qui font une croisière autour du monde avec une agence quelconque, en passant par ceux qui se contentent d’aller voir les Rocheuses, la Gaspésie, le Saguenay et les Mille-Îles.

Cette dernière subdivision ne présente pas un caractère d’homogénéité aussi marqué que les autres. Composée aussi bien de gens chics, c’est-à-dire dont la préoccupation primordiale est de paraître tels ; de petits bourgeois, braves gens, plus inoffensifs que les premiers et attirés uniquement par la magie du voyage qu’ils ne peuvent connaître qu’à l’intérieur du pays ou de gens sérieux, désireux de se rendre compte de visu des merveilles de leur patrie, elle offre à l’observateur des ressources beaucoup plus étendues que les autres.

Après cette introduction, les lecteurs au fait des bonnes méthodes de composition du roman s’imaginent que je vais me lancer dans une longue, minutieuse et humoristique description de la cargaison humaine du Triton : que je vais leur servir une tranche d’observations géniales, quelque chose comme les pages étincelantes où Balzac campait ses personnages, en faisant des types immortels et constituait l’inventaire des vices et des ridicules de ses contemporains.

Mais, — je l’avoue tout de suite, — telle n’est pas mon intention.

C’est pourquoi, sans m’attarder plus longtemps à des considérations philosophiques sur la classe bourgeoise de notre société et sans me complaire à décrire les passagers du Triton, j’entre dans le vif de mon sujet.

Dans ce but, il me faut m’arrêter à un groupe de ces touristes.


— II —


À l’avant du navire, une dizaine de personnes, que réunissaient des amitiés anciennes ou de communes affinités récemment découvertes, échangeaient leurs impressions.

Le bateau avait quitté Kingston à l’aurore et, depuis, il traversait un pays justifiant l’enthousiasme des gens de goût venus pour l’admirer sans arrière-pensée et digne d’être préservé de la badauderie des snobs imbéciles.

Le soleil s’était levé radieux sur les hauteurs de la rive opposée et l’entrave du Triton avait monté à l’assaut de l’immensité bleue et glacée du lac, s’étendant vers l’ouest.

Pénétrant dans le fleuve, le bateau était bientôt arrivé en vue des premières de ces Mille-Îles vers lesquelles tendaient les désirs de tous les voyageurs. Près de Gononoque, on avait vu ces masses de roc gris, surmontées de pins sombres ou enveloppés de feuillage baignant dans les vagues, que les remous du vapeur soulevaient en longues ondulations lourdes. C’était l’enchantement prévu, mais plus complet que les espérances.

Les plus grandes îles ont perdu la plus sauvage beauté de leur origine ; l’homme y a passé. Des camps et des villas, cachés dans les arbres, occupent certaines. D’autres ont été transformées, par des millionnaires épris de la nature en des domaines d’une richesse et d’un luxe rappelant la munificence des grands seigneurs de l’ancien Régime, mais non leur culture artistique. Des parcs savamment agencés entourent des demeures considérables. Chacun rivalise d’originalité. Mais cette recherche aboutit