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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

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« Voyez-vous, on ne m’approche pas, moi, sans subir la fatalité qui s’attache à mes pas.

« Quand je vous ai vu, je vous ai aimé tout de suite. Pour moi, voyez-vous, il n’y a pas de milieu : tout arrive brusquement et avec violence.

« Éprouvant ce sentiment, j’ai songé tout de suite à vous épargner les aventures que j’apporterais dans votre vie en y pénétrant.

« C’était facile, je n’avais qu’à ne pas me montrer. Je vous avais aperçu, sans que vous me vissiez, car j’étais caché dans le château quand vous avez fait le tour de l’île. Votre arrivée nous avait tous effrayés et nous avions résolu de ne pas nous laisser découvrir.

« Mais ma jeunesse parla plus fort que ma raison. Cet amour qui se présentait soudain, elle entendait en profiter. En outre, au premier coup d’œil, je vous avais jugé assez fort pour les destins inusités.

« C’est alors que, nouvelle Calypso, je suis sortie pour vous attirer par mes chants.

« Je ne referai pas le récit de ma jeunesse : vous la connaissez. À quoi bon vous raconter mes songeries, mes aspirations sentimentales et ma recherche ardente du bonheur ? J’étais, — je suis encore, — sous des dehors calmes, la passionnée la plus ardente. Je semblais endormie, indifférente ; je paraissais dédaigner la vie. Si l’on avait su ! La vie ! Je l’adorais, je la désirais avec fièvre, je voulais m’y jeter, m’y rouler, l’étreindre. Mais la véritable vie, celle du cœur et de l’esprit et non les mouvements désordonnés que, de nos jours, on pare de ce nom.

« À la mort de mes parents, j’ai parcouru le monde, croyant trouver dans les vieilles civilisations ce que l’Amérique ne pouvait me procurer.

« Toujours se refusait l’amour tant cherché.

« J’ai cru le rencontrer un jour, en France. Et l’on a raconté que j’ai eu un amant. Hélas ! c’est vrai ! Mais c’était un être indigne. Quand je m’en suis aperçu, je l’ai rejeté… Il s’est tué de jalousie après mon mariage… Mais il est faux de dire qu’en apprenant cette aventure, mon mari a sombré dans le désespoir : je la lui avais racontée avant le mariage.

« Quant à ce mariage même, vos paroles m’ont démontré que son histoire est bien connue.

« Qu’il me suffise donc de vous dire que j’aimai John à la première entrevue. Meurtrie par mon aventure récente, je me jetai dans ses bras.

« Eh ! oui, je l’aimais sincèrement et, maintenant, je vous aime. Pourquoi ? Ah ! que c’est compliqué un cœur humain !

« Nous avons été heureux ensemble. Nous nous suffisions l’un à l’autre. Ce château a été bâti pour faire une retraite merveilleuse à notre belle solitude à deux. Nous devions y vivre toute notre vie, en marge de la société. Tous mes rêves auraient été réalisés. Mais la mort a passé…

« Voilà où mon récit devient le plus intéressant pour vous, puisque j’y éclaircirai tout ce qui est resté si obscur et qui a donné naissance à une légende.

« Mon pauvre John est mort tout naturellement d’une angine de poitrine. Vous voyez donc qu’il y a peu de romanesque là-dedans.

« Mais pourquoi m’a-t-on cru morte aussi ? Il est vrai que je m’étais encore plus retirée du monde, après la disparition de mon mari et que je ne voyais personne. Cependant, beaucoup de gens me savaient vivante et avaient avec moi des rapports, au moins par écrit. Comment ces personnes n’ont-elles pas tué la rumeur ? Peut-être, quand j’ai été confiné ici, sans communiquer avec personne, ont-elles fini par accepter cette rumeur ? En tous cas, il y a là un mystère que nous tenterons d’expliquer.

« Pour l’heure, il importe de vous raconter ce que je suis devenue après la mort de mon mari. C’est alors que mon existence prit l’allure d’un roman-feuilleton vécu.


— III —


— Pour l’intelligence de ce récit, il me faut vous expliquer les dispositions testamentaires qu’avait arrêtées mon mari.

« Il me laissait toute sa fortune sans restriction ou, plutôt, l’usufruit de sa fortune. Car j’avais exigé qu’il fixât l’attribution qu’il en faudrait faire après ma mort, à moi.

« Il était donc stipulé que, lorsque je disparaîtrais, tous ses millions iraient partie à son unique neveu, partie à diverses œuvres sociales ou universitaires auxquelles John s’intéressait particulièrement. Naturellement, si notre union avait été bénie, nos enfants auraient tout reçu, à ma mort.

« Le cher homme croyait ainsi m’assurer une vie exempte de soucis, au moins matériels. S’il avait su dans quel guêpier son testament allait me faire tomber ! Mais, je vous raconterai cela plus tard.

« Pour m’éviter tous les ennuis de la gestion de ses affaires colossales, il avait désigné com-