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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

putation, sans plus, ne l’ayant jamais rencontré.

« Votre histoire est donc vraie quant aux faits, même la mort quasi simultanée des deux amoureux. Mais l’interprétation que vous donnez de ces faits est-elle aussi fondée ? Elle est très poétique ; mais satisfait-elle la vérité ?

« Ce qui me porte à en douter, c’est que, je le répète, on a fait devant moi des commentaires bien différents. Je vous les donne pour ce qu’ils valent. En ces matières, d’ailleurs, qui peut être assuré de posséder la vérité ? Tant d’éléments nous échappent, qu’il est téméraire de tirer des conclusions.

« Eh bien, voilà. Renée Vivian était, au physique et au moral, telle que vous nous l’avez décrite, si j’en crois mes informateurs.

« Ce qui frappait surtout en elle était son air rêveur, absent de ce monde, son immatérialité, pour reprendre votre mot, c’est probablement ce qui avait attiré John et cela se comprend : le charme étrange de cette femme était, paraît-il irrésistible.

« Cependant, elle n’était pas comme les peuples heureux, c’est-à-dire sans histoire, — je répète toujours ce qu’on m’a dit : — Elle aurait eu un passé.

« Je crains de ternir, par ces paroles, le beau tableau que nous en a brossé M. Legault. Cependant, l’avouerai-je ? cette ombre, au lieu de diminuer à mes yeux sa beauté, la complète plutôt, car elle lui donne une touche humaine la rapprochant de nous. Il ne faut jamais s’empresser de jeter la pierre, car il n’appartient à aucun homme de sonder les reins et les cœurs. Où commence le mal ? où finit le bien ? Seule la conscience peut être juge. Et il est des actions, en apparence répréhensibles, qui ont en réalité des motifs très élevés. D’ailleurs la morale est chose subjective.

« Toujours est-il qu’il y aurait eu un homme dans la vie de Renée, avant la venue de John… Ne vous récriez pas. Tout est possible, vous le savez bien.

« Cette histoire est assez obscure. Renée aurait rencontré cet homme en France. Si l’on en croit les racontars, il en devint amoureux et la poursuivit de ses déclarations, si bien que, croyant pouvoir trouver le bonheur, elle céda et se donna au Français. Car, il faut dire que l’air rêveur de Renée venait d’une soif inapaisée de tendresse. Elle cherchait partout la passion qui aurait pu contenter son cœur et cette recherche vaine, à quoi s’occupaient toutes les forces de son esprit, la rendait triste. Le Français lui avait si bien fait croire qu’il l’aimait, que, sans éprouver pour lui le sentiment puissant si attendu, elle résolut, énervée par sa solitude morale, de goûter au fruit délicieux.

« Mais l’amour non partagé ne peut procurer le bonheur. La joie de l’amour c’est d’aimer et non d’être aimé. Renée s’en aperçut bientôt et elle abandonna son amant, gardant de l’aventure un goût de cendre.

« Quand elle rencontra John Kearns, elle éprouva enfin le choc délicieux qu’elle attendait et elle consentit — avec quelle allégresse ! à unir sa vie à cet homme unique.

« Comment, éprouvant un sentiment si entier, put-elle cacher son passé ? Son âme manquait-elle de franchise et entrait-elle dans son amour, un masque sur la figure ? Ne la condamnons pas. Elle se disait sans doute qu’elle avait été victime d’une fatalité, ou bien qu’elle n’avait pas le droit, à cause d’une aventure banale en somme, de briser son propre cœur avec celui de l’homme qui se vouait à elle. Elle se tut, parce qu’elle n’avait pas le droit de saccager deux vies. L’amour parfait, c’est encore un de vos mots, a le courage de renverser tous les obstacles et de mépriser les conventions ordinaires.

« Quoi qu’il en soit, John ignorait l’aventure de sa femme et rien ne la lui apprit, avant le dernier voyage que fit le couple en Europe pour acheter les meubles destinés au château.

« Qu’arriva-t-il alors ? On raconte que l’ancien amoureux de Renée, qui ne s’était jamais consolé du départ de celle-ci, s’arrangea pour se retrouver sur son chemin et provoquer un scandale. Dans son esprit, cette manœuvre devait provoquer un divorce ou, tout au moins, la séparation des deux époux, de sorte qu’il aurait pu reprendre son empire sur Mme  Kearns. Cela n’aurait pas été étranger à la prolongation du voyage dont a parlé M. Legault.

« Mais cet homme connaissait bien mal les liens qui unissaient le couple, pour croire qu’il pouvait les briser de cette manière. John et Renée s’aimaient trop pour se séparer purement et simplement, si la vie à deux devenait impossible. Lui, pouvait-il abandonner la seule femme qui eût jamais fait battre son cœur, pour la laisser à un autre ? Leur sentiment était d’une autre qualité.