Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/296

Cette page a été validée par deux contributeurs.

surtout la sécurité de cette indépendance, la sensation rassurante d’être bien seul avec son idée. C’est une ivresse de pensée et de travail. Je ne l’ai jamais mieux sentie qu’en écrivant Jack. Ces temps de production folle m’ont laissé des souvenirs délicieux. Bien avant le jour j’étais installé à ma table en bois blanc, à deux pas de mon lit, dans le cabinet de toilette. J’écrivais à la lampe, sous une fenêtre en tabatière, froide de rosée, qui me rappelait les années de misère du début. Des bêtes de nuit rôdaient sur le toit, grattant les tuiles, un hibou miaulait, des bœufs soufflaient dans la paille d’une étable à côté ; et sans regarder le réveille-matin tictaquant devant ma plume, sans lever les yeux sur les pâlissements de l’aube, je savais l’heure au chant des coqs, au mouvement d’une ferme voisine où sonnaient des claquements de sabots, la ferraille d’un seau pour l’eau des bêtes, des voix enrouées qui se hélaient dans le frisquet du petit jour, et des clameurs, des piaillements, de lourds battements d’ailes. Puis sur la route le pas somnolent des travailleurs passant par ban-