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licatesses, des susceptibilités morales ; et Raoul en était, de ce peuple, où on l’avait jeté à onze ans, après quelques mois passés dans un riche pensionnat d’Auteuil. De cet essai d’éducation bourgeoise, il lui était resté des notions vagues, des noms d’auteurs, titres de livres, et un grand amour de l’étude qu’il n’avait jamais pu satisfaire. Maintenant que le médecin lui interdisait le travail manuel, que je lui ouvrais ma bibliothèque toute grande, il s’en donnait de lire, et goulument, en affamé qui répare. Il partait chargé de bouquins pour sa soirée, pour ses nuits, ses longues nuits de fièvre et de toux, qu’il passait à grelotter dans sa froide maison à peine éclairée, entassant sur son lit ses pauvres hardes. Mais il aimait surtout à lire chez moi, assis dans l’embrasure de la pièce où je travaillais, la fenêtre ouverte sur les champs et la Seine.

« Ici, je comprends mieux, » me disait-il. Quelquefois, je l’aidais à comprendre ; car, par une sorte de superstition, une ambition de son esprit, il allait aux lectures difficiles, Montaigne, La Bruyère. Un roman de Bal-