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Tartarin s’en voulait de lui avoir fait de la peine, repris par le charme de jeunesse, de fraîcheur épandu autour de l’étrange petite créature.

« Donc, monsieur, la guerre que nous faisons vous semble injuste, inhumaine ? » Elle lui disait cela de tout près, dans la caresse de son haleine et de son regard ; et le héros se sentait faiblir.

« Vous ne croyez pas que toute arme soit bonne et légitime pour délivrer un peuple qui râle, qui suffoque ?

— Sans doute, sans doute… »

La jeune fille, plus pressante à mesure que Tartarin faiblissait :

« Vous parliez de vide à combler tout à l’heure ; ne vous semble-t-il pas qu’il serait plus noble, plus intéressant de jouer sa vie pour une grande cause que de la risquer en tuant des lions ou en escaladant des glaciers ?

— Le fait est… » dit Tartarin grisé, la tête perdue, tout angoissé par le désir fou, irrésistible, de prendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante, qu’elle posait sur son bras comme là-haut, dans la nuit du Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. À la fin n’y tenant plus, et saisissant cette petite main gantée entre les siennes.

« Écoutez, Sonia », dit-il d’une bonne grosse voix paternelle et familière… « Écoutez, Sonia… »

Un brusque arrêt du landau l’interrompit. On arrivait en haut du Brünig ; voyageurs et cochers rejoignaient leurs voitures pour rattraper le temps perdu et gagner, d’un coup de galop, le prochain village où l’on devait déjeuner et relayer. Les trois Russes reprirent leurs places, mais celle de l’Italien resta inoccupée.

« Ce monsieur est monté dans les premières voitures », dit Boris au cocher qui s’informait ; et s’adressant à Tartarin dont l’inquiétude était visible :

« Il faudra lui réclamer votre corde ; il a voulu la garder avec lui. »

Là-dessus, nouveaux rires dans le landau et reprise, pour le brave Tartarin des plus atroces perplexités, ne sachant que penser, que croire devant la belle humeur, et la mine ingénue des prétendus assassins. Tout en enveloppant son malade de manteaux, de plaids, car l’air de la hauteur s’avivait encore