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malgré qu’on fût au déclin de la saison ; et la pastèque qu’il acheta à un maraîcher lui parut délicieuse à manger dans l’ombre courte du charreton, pendant que le paysan exhalait sa fureur contre les ménagères de Tarascon, toutes absentes du marché, ce matin-là, « rapport à une messe noire qu’on chantait pour quelqu’un de la ville perdu au fond d’un trou, là-bas dans les montagnes… Té ! les cloches qui sonnent… Elles s’entendent d’ici… »

Plus de doute ; c’est pour Bompard que tombait ce lugubre carillon de mort secoué par un vent tiède sur la campagne solitaire ! Quel accompagnement à la rentrée du grand homme dans sa patrie !

Une minute, quand, la porte du petit jardin brusquement ouverte et refermée, Tartarin se retrouva chez lui, qu’il vit les étroites allées bordées de buis ratissées et proprettes, le bassin, le jet d’eau, les poissons rouges s’agitant au craquement du sable sous ses pas, et le baobab géant dans son pot à réséda, un bien-être attendri, la chaleur de son gîte de lapin de choux l’enveloppa comme une sécurité après tant de dangers et d’aventures. Mais les cloches, les maudites cloches redoublèrent, la tombée des grosses notes noires lui écrasa de nouveau le cœur. Elles lui disaient sur le mode funèbre : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? Tartarin, qu’est devenu Bompard ? » Alors, sans le courage d’un mouvement, il s’assit sur la margelle brûlante du petit bassin et resta là, anéanti, effondré, au grand émoi des poissons rouges.

Les cloches ne sonnent plus. Le porche de la métropole, bruyant tout à l’heure, est rendu au marmottement de la pauvresse assise à gauche et à l’immobilité de ses saints de pierre. La cérémonie religieuse terminée, tout Tarascon s’est porté au Club des Alpines où, dans une séance solennelle, Bompard doit faire le récit de la catastrophe, détailler les derniers moments du P. C. A. En dehors des membres, quelques privilégiés, armée, clergé, noblesse, haut commerce, ont pris place dans la salle des conférences dont les fenêtres, larges ouvertes, permettent à la fanfare de la ville, installée en bas, sur le perron, de mêler quelques accords héroïques ou plaintifs aux discours de ces messieurs. Une foule énorme se presse autour des musiciens, se hisse sur ses pointes, les cous tendus, essayant d’attraper quelques bribes de la séance, mais les