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compagnon roulait, l’entraînait. Alors, à cette minute suprême… comment dire cela, mon Dieu !… dans l’angoisse de la peur, tous deux, oubliant le serment solennel à l’hôtel Baltet, d’un même mouvement, d’un même geste instinctif, coupèrent la corde, Bompard avec son couteau, Tartarin d’un coup de piolet ; puis épouvantés de leur crime, convaincus l’un et l’autre qu’ils venaient de sacrifier leur ami, ils s’enfuirent dans des directions opposées.

Quand le spectre de Bompard apparut aux Grands-Mulets, celui de Tartarin arrivait à la cantine de l’Avesailles. Comment, par quel miracle, après combien de chutes, de glissades ? Le Mont-Blanc seul aurait pu le dire, car le pauvre P. C. A. resta deux jours dans un complet abrutissement, incapable, de proférer le moindre son. Dès qu’il fut en état, on le descendit à Courmayeur, qui est le Chamonix italien. À l’hôtel où il s’installa pour achever de se remettre, il n’était bruit que d’une épouvantable catastrophe arrivée au Mont-Blanc, tout à fait le pendant de l’accident du Cervin : encore un alpiniste englouti par la rupture de la corde.

Dans sa conviction qu’il s’agissait de Bompard, Tartarin, rongé de remords, n’osait plus rejoindre la délégation ni retourner au pays. D’avance il voyait sur toutes les lèvres, dans tous les yeux : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?… » Pourtant le manque d’argent, la fin de son linge, les frimas de septembre qui arrivaient et vidaient les hôtelleries, l’obligèrent à se mettre en route. Après tout, personne ne l’avait vu commettre son crime ? Rien ne l’empêcherait d’inventer n’importe quelle histoire ; et, les distractions du voyage aidant, il commençait à se remettre. Mais aux approches de Tarascon, quand il vit s’iriser sous le ciel bleu la fine découpure des Alpines, tout le ressaisit, honte, remords, crainte de la justice ; et pour éviter l’éclat d’une arrivée en pleine gare, il descendit à la dernière station avant la ville.

Ah ! sur cette belle route tarasconnaise, toute blanche et craquante de poussière, sans autre ombrage que les poteaux et les fils télégraphiques, sur cette voie triomphale où, tant de fois, il avait passé à la tête de ses alpinistes ou de ses chasseurs de casquettes, qui l’aurait reconnu, lui, le vaillant, le pimpant, sous ses hardes déchirées et malpropres, avec cet œil méfiant du routier guettant les gendarmes ? L’air brûlait