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roture ». On a franchi les précédentes à l’aide d’une échelle mise en travers et qu’on passe sur les genoux ; ici, la crevasse est beaucoup trop large et l’autre bord se dresse en hauteur de quatre-vingts à cent pieds. Il s’agit de descendre au fond du trou qui se rétrécit, à l’aide de marches creusées au piolet, et de remonter pareillement. Mais Bompard s’y refuse avec obstination.

Penché sur le gouffre que l’ombre fait paraître insondable, il regarde s’agiter dans une buée la petite lanterne des guides préparant le chemin. Tartarin, peu rassuré lui-même, se donne du courage en exhortant son ami : « Allons, Gonzague, zou ! » et, tout bas, il le sollicite d’honneur, invoque Tarascon, la bannière, le Club des Alpines…

« Ah ! vaï, le Club… je n’en suis pas », répond l’autre cyniquement.

Alors Tartarin lui explique qu’on lui posera les pieds, que rien n’est plus facile.

« Pour vous, peut-être, mais pas pour moi…

— Pas moins, vous disiez que vous aviez l’habitude…

— Bé oui ! certainement, l’habitude… mais laquelle ? J’en ai tant… l’habitude de fumer, de dormir…

— De mentir, surtout, interrompt le président…

— D’exagérer, allons ! » dit Bompard sans s’émouvoir le moins du monde.

Cependant, après bien des hésitations, la menace de le laisser là tout seul le décide à descendre lentement, posément, cette terrible échelle de meunier… Remonter est plus difficile, sur l’autre paroi droite et lisse comme un marbre et plus haute que la tour du roi René à Tarascon. D’en bas, la clignante lumière des guides semble un ver luisant en marche, il faut se décider, pourtant ; la neige sous les pieds, n’est pas solide, des glouglous de fonte et d’eau circulante s’agitent autour d’une large fissure qu’on devine plutôt qu’on ne la voit, au pied du mur de glace, et qui souffle son haleine froide d’abîme souterrain.

« Allez doucement de tomber, Gonzague !… »

Cette phrase, que Tartarin profère d’une intonation attendrie, presque suppliante, emprunte une signification solennelle à la position respective des ascensionnistes, cramponnés maintenant des pieds et des mains, les uns au-dessous des