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expertes à tous les sports, prenait une autorité considérable. Il était monté à la Jungfrau !

« Une belle étape ! dit le père Baltet considérant le P. C. A. avec étonnement, tandis que Pascalon, intimidé par les dames, rougissant et bégayant, murmurait :

« Maî-aî-tre, racontez-leur donc le… le… chose… la crevasse… »

Le président sourit : « Enfant !… » et, tout de même, il commença le récit de sa chute ; d’abord d’un air détaché, indifférent, puis avec des mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, sur l’abîme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles frémissaient, le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui s’ouvrent en rond.

Dans le silence qui suivit s’éleva la voix de Bompard :

« Au Chimborazo, pour franchir les crevasses, nous ne nous attachions jamais. »

Les délégués se regardèrent. Comme tarasconnade, celui-là les dépassait tous. « Oh ! de ce Bompard, pas moins… » murmura Pascalon avec une admiration ingénue.

Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo au sérieux, protesta contre cet usage de ne pas s’attacher ; selon lui, pas d’ascension possible sur les glaces sans une corde, une bonne corde en chanvre de Manille. Au moins, si l’un glisse, les autres le retiennent.

« Moyennant que la corde ne casse pas, monsieur Baltet », dit Tartarin rappelant la catastrophe du mont Cervin.

Mais l’hôtelier, pesant les mots :

« Ce n’est pas la corde qui a cassé, au Cervin… C’est le guide d’arrière qui l’a coupée d’un coup de pioche… »

Comme Tartarin s’indignait :

« Faites excuse, monsieur, le guide était dans son droit… Il a compris l’impossibilité de retenir les autres et s’est détaché d’eux pour sauver sa vie, celle de son fils et du voyageur qu’ils accompagnaient… Sans sa détermination, il y aurait eu sept victimes au lieu de quatre. »

Alors, une discussion commença. Tartarin trouvait que s’attacher à la file, c’était comme un engagement d’honneur de vivre ou de mourir ensemble ; et s’exaltant, très monté par la présence des dames, il appuyait son dire sur des faits, des