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ROSE ET NINETTE

dents serrées sur le roseau de sa grosse pipe rouge dont le tuyau faisait plus de bruit que la cheminée du bateau, et ne répondant qu’une chose aux voyageurs effarés qui venaient à lui : « Embarque qui veut, moi ze pars avé li civaux… » une quarantaine de petits chevaux corses qu’il emmenait à Marseille, entravés dans l’entrepont découvert et déjà hennissants d’épouvante.

Fagan, qui savait la mer, ayant fait maintes fois la traversée de Bourbon, s’amusa de ce voyage de goéland, une aile en l’air et l’autre dans l’écume ; et puis sa tristesse, le mal de solitude dont il souffrait ce jour-là plus que jamais, une de ces heures où on aime le danger, où on le cherche, surtout le danger de l’élément qui fait la mort plus grandiose, comme impersonnelle, l’engloutissement de la bouche d’ombre, dans une vision d’apocalypse. Aussi, tandis que la plupart des passagers inscrits remettaient leur voyage, il s’installait dans la meilleure cabine des premières, et comme la cloche de l’avant sonnait, lointaine, éparpillée par l’ouragan, il monta sur le pont.

Les quais tout grouillants, les vieilles maisons sombres, la guérite blanche de la jetée, tout fuyait, se rapetissait par soubresauts, et, à mesure qu’on avançait dans la rade élargie, la lame devenait haute et lourde, la canonnade des brisants se rapprochait. Bientôt le rocher