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ROSE ET NINETTE

et déchaîné dans des crises qui revenaient journellement et que rien ne pouvait atténuer ni prévenir, même les précautions de la femme la plus prudente, la moins coquette. Au bal, si elle dansait, scène au retour, et quelle scène ! Pour sa toilette, toujours pourtant contrôlée par lui au départ, — les fichus remontés jusqu’au menton, les manches allongées jusqu’aux coudes, — pour sa tenue, sa façon de valser, de saluer… Si elle ne dansait pas, autre querelle. En voilà une tête de Bartholo qu’on s’amusait à lui donner, tandis qu’on posait soi-même en victime sur les banquettes, parmi les tapisseries.

Ah ! la pauvre femme, comme elle les voyait venir avec angoisse, ces fêtes officielles où son mari la traînait. Et cette surveillance ne s’exerçait pas seulement dans le monde, en soirée ; le jour, elle devait rendre compte des visites faites, et dans l’ordre exact, avec des détails, le nom des gens rencontrés. Ce contrôle la poursuivait jusque dans l’intime de son être, la retraite cachée des idées ou des sentiments. « À quoi penses-tu ? Vite, réponds, » jusque dans son sommeil. Et ses rêves même muets, il fallait les dire au réveil, au risque de le rendre furieux s’il n’y figurait pas, car elle n’aurait su mentir.

Pendant les quatre ans vécus près de cet homme, elle ne se souvenait pas d’une seule