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ROSE ET NINETTE

celle-là est incalculable. Que de fois, à des dîners mondains, me suis-je penché pour guetter, surveiller ma femme, par-dessus les corbeilles de fleurs et les guirlandes d’orchidées !… « Que dit-elle ? Qu’invente-t-elle encore ? Quel poison verse à son voisin ce petit monstre si bien coiffé, si bien paré ? » Je ne tardai pas à devenir moi-même sa victime. Bientôt circula dans les salons l’histoire d’une Suédoise, perverse créature de seize à dix-sept ans, qui m’avait affolé jusqu’au crime, inspiré le dégoût, la haine de mes enfants, de ma femme. « Si je meurs un de ces jours, » disait à ses amies l’exquise personne qui portait mon nom, « si je meurs, vous saurez qui m’a tuée. »

Pauline Hulin eut un cri de révolte :

« Oh ! c’est affreux.

— Oui, affreux… Vous voyez l’accueil de mes amis, les conseils indirects, les regards navrés ou indignés posés sur nous, sur moi… Me défendre ? Je ne l’essayais même pas. À qui persuader que je ne connaissais aucune Suédoise, perverse ou non, et que tout ce drame conjugal était l’œuvre d’une imagination d’hystérique ? Je me résignai donc, continuant à montrer aux soirs de première et dans le monde mon masque sanguinaire de Barbe-Bleue, tandis, qu’à côté de moi la douce victime soupirait, roulait des yeux mourants. Ses amies la savaient si malheureuse que, malgré