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ROSE ET NINETTE

clin des forces et des chances, et derrière moi la talonnade d’une jeunesse férocement pressée et gloutonne. Ah ! l’on est vite passé vieille bête, de nos jours ; et quand on est la vieille bête, n’avoir ni foyer ni famille, c’est dur. À l’heure où je t’écris, tout brisé de ma nuit au cercle, ce jardin au petit jour dans le brouillard, si tu savais que mon home me semble triste, et que ce serait bon du sommeil aimé dans la pièce voisine, du sommeil de femme et d’enfant qu’on craindrait de déranger en marchant trop fort. Rien, personne ; pas même au dessous.

« Tu me diras que je les ai eus, ce foyer, cette famille, et que je n’ai pas su les conserver. Mais à qui la faute ? Jamais je ne me suis plaint, jamais je ne t’ai rien dit contre ta mère, qui n’a pas gardé la même réserve. Il faudra bien pourtant que tu saches comment je me suis sacrifié, et qu’il n’est pas équitable, quoi qu’en ait pensé un juge idiot, que je reste seul, toujours seul, lorsque ma femme… Ah ! mon Dieu, je te parle des magistrats sur un ton, ma grande Rose, à toi qui vas en épouser un, et de fort bonne tournure, autant qu’il m’a paru, la nuit du mardi gras, dans vos salons officiels.

« Le père, dont j’ai eu la visite avant-hier, m’a plu aussi beaucoup ; un gros homme, point trop majestueux pour un président, de l’esprit, les yeux finassiers, une longue barbe blanche