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Le bon saint parlait dans sa colère, sans bien penser ce qu’il disait, sans se douter surtout que ses paroles seraient répétées au Divin Maître, et sa surprise fut grande quand tout à coup le Fils de l’homme se dressa devant lui, un petit paquet sur l’épaule au bout d’un bâton de route, ordonnant de sa voix ferme et douce :

« Pierre, viens… Je t’emmène. »

À la pâleur de Jésus, à la fièvre de ses grands yeux cernés qui jetaient encore plus de feux que son auréole, Pierre comprit tout de suite, et regretta d’avoir trop parlé. Que n’aurait-il pas donné pour que cette seconde mission du Fils de Dieu sur la terre n’eût pas lieu, surtout pour n’être pas lui-même du voyage ! Il s’agitait, tout éperdu, les mains chevrotantes :

« Ah ! mon Dieu… Ah ! mon Dieu… Et mes clefs, qu’est-ce que j’en vais faire ? » — C’est vrai que pour une aussi longue route son lourd trousseau n’était pas commode. — « Et ma porte, qui me la gardera ? »

Sur quoi Jésus sourit, lisant le fond de son âme, et dit :

« Laisse les clefs sur la serrure, Pierre… Pas de risque qu’on entre jamais chez nous, tu sais bien. »