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opposés pourraient se rencontrer, s’apprécier à l’écart des passions et des tourmentes politiques. De là un singulier mélange dans les invitations et aussi le malaise, la gêne des invités, les colloques à voix basse vivement interrompus, ce va-et-vient silencieux d’habits noirs, la fausse attention des regards levés au plafond, considérant les cannelures dorées des panneaux, ces ornementations du Directoire, moitié Louis XVI et Empire, avec des têtes de cuivre en appliques sur le marbre à lignes droites des cheminées. On avait chaud et froid tout ensemble, à croire que la terrible gelée du dehors tamisée par les murs épais et la ouate des tentures se fût changée en froid moral. Par moments, la galopade effrénée de Rochemaure ou de Lappara en commissaires, chargés d’installer les dames, rompait cette monotonie ambulante de gens debout qui s’ennuient ; ou encore le passage à sensation de la belle madame Hubler coiffée en plumes, son profil sec de poupée incassable, son sourire en coin, retroussé jusqu’au sourcil comme à une vitrine de coiffeur. Mais le froid reprenait bien vite.

« C’est le diable à dégourdir ces salons de l’Instruction publique… L’ombre de Frayssinous revient certainement la nuit. »

Cette réflexion à haute voix partait d’un groupe de jeunes musiciens empressés autour du directeur de l’Opéra, Cadaillac, philosophiquement assis sur une banquette en velours, le dos au socle de Molière. Très gros, à moitié sourd, avec sa moustache en brosse toute blanche, on ne retrouvait guère le souple et fringant impresario des fêtes du Nabab