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chez Pierrotte. J’y avais gagné tous les cœurs ; — au prix de quelles lâchetés, grand Dieu ? Apporter du sucre à M. Lalouette, faire la partie de la dame de grand mérite, rien ne me coûtait… Je m’appelais Désir de plaire dans cette maison là… En général, Désir de plaire venait vers le milieu de la journée. À cette heure, Pierrotte était au magasin, et mademoiselle Camille toute seule en haut, dans le salon, avec la dame de grand mérite. Dès que j’arrivais, les yeux noirs se montraient bien vite, et presque aussitôt la dame de grand mérite nous laissait seuls. Cette noble dame de compagnie se croyait débarrassée de tout service quand elle me voyait là. Vite, vite à l’office avec la cuisinière, et en avant les cartes. Je ne m’en plaignais pas ; pensez donc ! en tête à tête avec les yeux noirs.

Dieu ! les bonnes heures que j’ai passées dans ce petit salon jonquille ! Presque toujours j’apportais un livre, un de mes poëtes favoris, et j’en lisais des passages aux yeux noirs, qui se mouillaient de belles larmes ou lançaient des éclairs, selon les endroits. Pendant ce temps, mademoiselle Pierrotte brodait près de nous des pantoufles pour son père ou nous jouait ses éternelles Rêveries de Rosellen ; mais nous la laissions bien tranquille, je vous assure. Quelquefois cependant, à l’endroit le plus pathétique de nos lectures, cette petite bourgeoise faisait à haute voix une réflexion saugrenue, comme : « Il faut que je fasse venir l’accordeur… »