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crémerie, des volées d’étudiants en belle humeur, et de les voir s’en aller ainsi bras dessus bras dessous, avec leurs grands chapeaux, leurs pipes, leurs maîtresses, cela me donnait des idées… Alors je remontais bien vite mes cinq étages, j’allumais ma bougie, et je me mettais au travail rageusement jusqu’à l’arrivée de Jacques.

Quand Jacques arrivait, la chambre changeait d’aspect. Elle était toute gaieté, bruit, mouvement. On chantait, on riait, on se demandait des nouvelles de la journée. « As-tu bien travaillé ? me disait Jacques, ton poëme avance-t-il ? » Puis il me racontait quelque nouvelle invention de son original marquis, tirait de sa poche des friandises du dessert mises de côté pour moi, et s’amusait à me les voir croquer à belles dents. Après quoi, je retournai à l’établi aux rimes. Jacques faisait deux ou trois tours dans la chambre, et, quand il me croyait bien en train, s’esquivait en me disant : « Puisque tu travailles, je vais là-bas passer un moment. » Là-bas, cela voulait dire chez Pierrotte ; et si vous n’avez pas déjà deviné pourquoi Jacques allait si souvent là-bas, c’est que vous n’êtes pas bien habile. Moi, je compris tout, dès le premier jour, rien qu’à le voir lisser ses cheveux devant la glace avant de partir, et recommencer trois ou quatre fois son nœud de cravate ; mais pour ne pas le gêner, je faisais semblant de ne me douter de rien et je me contentais de rire au-dedans de moi, en pensant des choses…

Jacques parti, en avant les rimes ! À cette heure--