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vous qui me lisez, Dieu vous garde d’entrer jamais dans cette tonnelle…. Debout, retenant mon souffle, rouge de colère et de honte, j’écoutais ce qui se disait chez Espéron.

Mon bon ami le maître d’armes avait toujours la parole… Il racontait l’aventure de Cécilia, la correspondance amoureuse, la visite de M. le sous-préfet au collège, tout cela avec des enjolivements et des gestes qui devaient être bien comiques, à en juger par les transports de l’auditoire.

— Vous comprenez, mes petits amours, disait-il de sa voix goguenarde, qu’on n’a pas joué pour rien la comédie pendant trois ans sur le théâtre des zouaves. Vrai comme je vous parle ! j’ai cru un moment la partie perdue, et je me suis dit que je ne viendrais plus boire avec vous le bon vin du père Espéron… Le petit Eyssette n’avait rien dit, c’est vrai ; mais il était temps de parler encore ; et entre nous, je crois qu’il voulait seulement me laisser l’honneur de me dénoncer moi-même. Alors je me suis dit : Ayons l’œil, Roger, et en avant la grande scène.

Là-dessus, mon bon ami le maître d’armes se mit à jouer ce qu’il appelait la grande scène, c’est-à-dire ce qui s’était passé le matin dans ma chambre entre lui et moi. Ah ! le misérable ! il n’oublia rien… il criait : Ma mère ! ma pauvre mère ! avec des intonations de théâtre. Puis il imitait ma voix : « Non, Roger ! non ! vous ne sortirez pas !… » La grande scène était réellement d’un haut comique, et tout l’auditoire se roulait. Moi, je sentais de