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naient sans cesse, parfois après de grands circuits, car M. Joyeuse — cela tenait sans doute à son cou très court, à sa petite taille où son sang bouillant ne faisait qu’un tour — était un homme de féconde, d’étonnante imagination. Les idées évoluaient chez lui avec la rapidité de pailles vides autour d’un crible. Au bureau, les chiffres le fixaient encore par leur maniement positif ; mais, dehors, son esprit prenait la revanche de ce métier inexorable. L’activité de la marche, l’habitude d’une route dont il connaissait les moindres incidents donnaient toute la liberté à ses facultés imaginatives. Il inventait alors des aventures extraordinaires, de quoi défrayer vingt romans-feuilletons.

Si, par exemple, M. Joyeuse, en remontant le faubourg Saint-Honoré, sur le trottoir de droite — il prenait toujours celui-là — apercevait une lourde charrette de blanchisseuse qui s’en allait au grand trot, conduite par une femme de campagne dont l’enfant se penchait un peu, juché sur un paquet de linge :

« L’enfant ! criait le bonhomme effrayé, prenez garde à l’enfant ! »

Sa voix se perdait dans le bruit des roues et son avertissement dans le secret de la providence. La charrette passait. Il la suivait de l’œil un moment, puis se remettait en route ; mais le drame commencé dans son esprit continuait à s’y dérouler, avec mille péripéties… L’enfant était tombé… Les roues allaient lui passer dessus… M. Joyeuse s’élançait, sauvait le petit être tout près de la mort, seulement le timon l’atteignait lui-même en pleine poitrine et il tombait baigné dans son sang. Alors il se voyait porté chez le pharmacien au milieu de la foule amassée. On le mettait sur une civière, on le montait chez lui, puis tout à coup il enten-