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à une croisée ouverte pour regarder le père encore une fois. Le petit homme se retournait, des baisers s’échangeaient de loin, puis les fenêtres se fermaient ; la maison neuve et déserte redevenait tranquille, à part les écriteaux dansant leur folle sarabande au vent de la rue inachevée, comme mis en gaieté eux aussi par toutes ces évolutions. Un moment après, le photographe du cinquième descendait suspendre à la porte sa vitrine d’exposition toujours la même, où l’on voyait le vieux monsieur en cravate blanche entouré de ses filles en groupes variés ; il remontait à son tour, et le calme succédant tout à coup à ce petit tapage matinal laissait à supposer que « le père » et ses demoiselles étaient rentrés dans le cadre de photographies, où ils se tenaient souriants et immobiles jusqu’au soir.

De la rue Saint-Ferdinand chez Hemerlingue et fils, ses patrons, M. Joyeuse avait bien trois quarts d’heure de route. Il marchait, la tête droite et raide, comme s’il avait craint de déranger le beau nœud de sa cravate attachée par ses filles, son chapeau posé par elles ; et lorsque l’aînée, toujours inquiète et prudente, lui relevait au moment de sortir le collet de sa redingote pour éviter le maudit coup de vent du coin de la rue, même avec une température de serre chaude M. Joyeuse ne le rabattait plus jusqu’au bureau, pareil à l’amoureux qui sort des mains de sa maîtresse et n’ose plus bouger de peur de perdre l’enivrant parfum.

Veuf depuis quelques années, ce brave homme n’existait que pour ses enfants, ne songeait qu’à elles, s’en allait dans la vie entouré de ces petites têtes blondes qui voletaient autour de lui confusément comme dans un tableau d’Assomption. Tous ses désirs, tous ses projets se rapportaient à « ces demoiselles », y reve-