Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en réclamer. Aujourd’hui les actionnaires de la Caisse territoriale ne bougent plus. Je crois qu’ils sont tous morts, ou qu’ils se sont résignés. Le conseil ne se réunit jamais. Nous n’avons de séances que sur le papier ; c’est moi qui suis chargé de faire un soi-disant compte rendu, — toujours le même, — que je recopie tous les trois mois. Nous ne verrions jamais âme qui vive, si de loin en loin, il ne tombait du fond de la Corse quelque souscripteur à la statue de Paoli, curieux de savoir si le monument avance, ou encore un bon lecteur de la Vérité financière disparue depuis plus de deux ans, qui vient renouveler son abonnement d’un air timide, et demande, si c’est possible un peu plus de régularité dans les envois. Il y a des confiances que rien n’ébranle. Alors, quand un de ces innocents tombe au milieu de notre bande affamée, c’est quelque chose de terrible. On l’entoure, on l’enlace, on tâche de l’intercaler sur une de nos listes, et, en cas de résistance, s’il ne veut souscrire ni au monument de Paoli, ni aux chemins de fer Corses, ces messieurs lui font ce qu’ils appellent, — ma plume rougit de l’écrire, — ce qu’ils appellent, dis-je, « le coup du camionneur ».

Voici ce que c’est : nous avons toujours au bureau un paquet préparé d’avance, une caisse bien ficelée qui arrive censément du chemin de fer, pendant que le visiteur est là. « C’est vingt francs de port », dit celui d’entre nous qui apporte l’objet. (Vingt francs, quelquefois trente, selon la tête du patient.) Aussitôt chacun de se fouiller : « Vingt francs de port ! mais je ne les ai pas. — Ni moi non plus. » Malheur ! On court à la caisse. Fermée. On cherche le caissier. Sorti. Et la grosse voix du camionneur qui s’impatiente dans l’antichambre : « Allons, allons, dépêchons-nous. » (C’est