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demande un garçon de bureau d’un certain âge à la Caisse territoriale, 56, boulevard Malesherbes. Bonnes références. » Faisons-en l’aveu tout d’abord. La Babylone moderne m’avait toujours tenté. Puis, je me sentais encore vert, je voyais devant moi dix bonnes années pendant lesquelles je pourrais gagner un peu d’argent, beaucoup peut-être, en plaçant mes économies dans la maison de banque où j’entrerais. J’écrivis donc en envoyant ma photographie, celle de chez Crespon, de la place du Marché, où je suis représenté le menton bien rasé, l’œil vif sous mes gros sourcils blancs, avec ma chaîne d’acier au cou, mon ruban d’officier d’académie, « l’air d’un père conscrit sur sa chaise curule ! » comme disait notre doyen, M. Chalmette. (Il prétendait encore que je ressemblais beaucoup à feu Louis XVIII ; moins fort cependant.)

Je fournis aussi les meilleures références, les apostilles les plus flatteuses de ces messieurs de la Faculté. Courrier par courrier, le gouverneur me répondit que ma figure lui convenait, — je crois bien, parbleu ! c’est une amorce pour l’actionnaire, qu’une antichambre gardée par un visage imposant comme le mien, — et que je pouvais arriver quand je voudrais. J’aurais dû, me direz-vous, prendre mes renseignements, moi aussi. Eh ! sans doute. Mais j’en avais tant à fournir sur moi-même, que la pensée ne me vint pas de leur en demander sur eux. Comment se méfier, d’ailleurs, en voyant cette installation admirable, ces hauts plafonds, ces coffres-forts, grands comme des armoires, et ces glaces, où l’on se voit de la tête aux genoux. Puis ces prospectus ronflants, ces millions que j’entendais passer dans l’air, ces entreprises colossales à bénéfices fabuleux. Je fus ébloui, fasciné… Il faut dire aussi, qu’à l’époque, la