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à mettre des fonds dans notre entreprise. Au bureau nous étions tous informés de cette nouvelle affaire, et très intéressés, vous pensez bien, à ce qu’elle réussît vite, puisqu’il y avait notre argent au bout. Pendant deux mois, cette histoire nous tint tous en haleine. On s’inquiétait, on épiait la figure de Moëssard, on trouvait que la dame y mettait bien des façons, et notre vieux caissier, avec son air fier et sérieux, quand on l’interrogeait là-dessus, répondait gravement, derrière son grillages « Rien de nouveau », ou bien : « L’affaire est en bonne voie. » Alors, tout le monde était content, l’on se disait des uns aux autres : « Ça marche… ça marche… » comme s’il s’agissait d’une entreprise ordinaire… Non, vrai, il n’y a qu’un Paris, où l’on puisse voir des choses semblables… Positivement, la tête vous en tourne quelque fois… En définitive, Moëssard, un beau matin, cessa de venir au bureau. Il avait réussi, paraît-il ; mais la Caisse territoriale ne lui avait pas semblé un placement assez avantageux pour l’argent de sa bonne amie. Est-ce honnête, voyons ?

D’ailleurs, le sentiment de l’honnêteté se perd si aisément que c’est à ne pas le croire. Quand je pense que moi, Passajon, avec mes cheveux blancs, mon air vénérable, mon passé si pur, — trente ans de services académiques, — je me suis habitué à vivre comme un poisson dans l’eau, au milieu de ces infamies, de ces tripotages ! C’est à se demander ce que je fais ici, pourquoi j’y reste, comment j’y suis venu.

Comment j’y suis venu ? Oh ! mon Dieu, bien simplement. Il y a quatre ans ma femme étant morte, mes enfants mariés, je venais de prendre ma retraite de garçon de salle à la faculté, lorsqu’une annonce de journal me tomba incidemment sous les yeux : « On