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carton dans l’estomac. Malheureusement tout ce papier ne le nourrit pas ; et il est maigre, il vous a une mine, on se demande de quoi il peut vivre. Entre nous, je le soupçonne de faire quelquefois une visite à mon garde-manger. Cela lui est facile ; car, en qualité de caissier, il a le « mot » qui ouvre le coffre à secret, et je crois que quand j’ai le dos tourné, il fourrage un peu dans mes nourritures.

Voilà certainement un intérieur de maison de banque bien extraordinaire, bien incroyable. C’est pourtant la vérité pure que je raconte, et Paris est plein d’institutions financières du genre de la nôtre. Ah ! si jamais je publie mes mémoires… Mais reprenons le fil interrompu de mon récit.

En nous voyant tous réunis dans son cabinet, le directeur nous a dit avec solennité :

« Messieurs et chers camarades, le temps des épreuves est fini… La Caisse territoriale inaugure une nouvelle phase. » Sur ce, il s’est mis à nous parler d’une superbe combinazione, — c’est son mot favori, et il le dit d’une façon si insinuante — une combinazione dans laquelle entrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les journaux. La Caisse territoriale allait donc pouvoir s’acquitter envers les serviteurs fidèles, reconnaître les dévouements, se défaire des inutilités. Ceci pour moi, j’imagine. Et enfin : « Préparez vos notes… Tous les comptes seront soldés, dès demain. » Par malheur, il nous a si souvent bercés de paroles mensongères, que l’effet de son discours a été perdu. Autrefois, ces belles promesses prenaient toujours. À l’annonce d’une nouvelle combinazione, on sautait, on pleurait de joie dans les bureaux, on embrassait comme des naufragés apercevant une voile.