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vous tous, misérables… Vous me reprochez mes millions. Et qui donc m’a aidé à les dévorer ?… Toi, compagnon lâche et traître, qui caches dans le coin de ton avant-scène ton obésité de pacha malade. J’ai fait ta fortune avec la mienne au temps où nous partagions en frères. Toi, marquis blafard, j’ai payé cent mille francs au cercle pour qu’on ne te chasse pas honteusement… Je t’ai couverte de bijoux, drôlesse, en laissant croire que tu étais ma maîtresse, parce que cela fait bien dans notre monde, mais sans jamais te demander de retour… Et toi, journaliste effronté qui as toute la bourbe de ton encrier pour cervelle, et sur ta conscience autant de lèpres que ta reine en porte sur la peau, tu trouves que je ne t’ai pas payé ton prix, et voilà pourquoi tes injures… Oui, oui, regardez-moi, canailles… Je suis fier… Je vaux mieux que vous… »

Tout ce qu’il disait ainsi mentalement, dans un délire de colère, visible au tremblement de ses grosses lèvres blêmies, le malheureux, en qui montait la folie, allait peut-être le crier bien fort dans le silence, invectiver cette masse insultante, qui sait ? bondir au milieu, en tuer un, ah ! bon sang de Dieu ! en tuer un, quand il se sentit frappé légèrement sur l’épaule ; et une tête blonde lui apparut, sérieuse et franche, deux mains tendues qu’il saisit convulsivement, comme un noyé.

« Ah ! cher… cher… » bégaya le pauvre homme. Mais il n’eut pas la force d’en dire davantage. Cette émotion douce arrivant au milieu de sa fureur la fondit en un sanglot de larmes, de sang, de paroles étranglées. Sa figure devint violette. Il fit signe : « Emmenez-moi… » Et trébuchant, appuyé au bras de de Géry, il ne put que franchir la porte de sa loge pour aller tomber dans le couloir.