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faite de la chute d’un courtisan qui avait si longtemps obstrué en les occupant tous les chemins de la faveur. Essayer d’arracher au bey cette proie, à moins d’un triomphe éclatant devant l’Assemblée, il n’y fallait pas songer. Tout ce que de Géry pouvait espérer, c’était de sauver quelques épaves, et encore en se hâtant, car il s’attendait un jour ou l’autre à apprendre l’échec complet de son ami.

Il se mit donc en campagne, précipita ses démarches avec une activité que rien ne découragea, ni le patelinage oriental, cette politesse raffinée et doucereuse sous laquelle se dissimulent la férocité, la dissolution des mœurs, ni les sourires béatement indifférents ni ces airs penchés, ces bras en croix invoquant le fatalisme divin quand le mensonge humain fait défaut. Le sang-froid de ce petit Méridional refroidi, en qui se condensaient toutes les exubérances de ses compatriotes, le servit au moins autant que sa connaissance parfaite de la loi française dont le Code de Tunis n’est que la copie défigurée…

À force de souplesse, de circonspection, et malgré les intrigues d’Hemerlingue fils, très influent au Bardo, il parvint à faire distraire de la confiscation l’argent prêté par le Nabab quelques mois auparavant et à arracher dix millions sur quinze à la rapacité de Mohammed. Le matin même du jour où cette somme devait lui être comptée il recevait de Paris une dépêche lui annonçant l’invalidation. Il courut tout de suite au palais, pressé d’y arriver avant la nouvelle, et au retour, ses dix millions de traites sur Marseille bien serrés dans son portefeuille, il croisa sur la route de la résidence le carrosse d’Hemerlingue fils avec ses trois mules lancées à fond de train. La tête du hibou maigre