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yeux affamés qui faisaient peine, et lorsque j’eus mis de force devant lui une grillade de lard et un verre de vin, il tomba dessus comme un loup. Tout de suite le sang lui vint aux pommettes, et tout en dévorant il se mit à bavarder, à bavarder…

— Vous savez, père Passajon, me dit-il entre deux bouchées, je sais où il est… je l’ai vu… »

Il clignait de l’œil malignement. Moi, je le regardais, très étonné.

— Qui donc avez-vous vu, monsieur Francis ?

— Le marquis, mon maître… là-bas, dans la petite maison blanche, derrière Notre-Dame. (Il ne disait pas la Morgue, parce que c’est un trop vilain mot.) J’étais bien sûr que je le trouverais là. J’y suis allé tout droit, le lendemain. Il y était. Oh ! mais bien caché, je vous réponds. Il fallait son valet de chambre pour le reconnaître. Les cheveux tout gris, les dents absentes, et ses vraies rides, ses soixante-cinq ans qu’il arrangeait si bien. Sur cette dalle de marbre, avec le robinet qui dégoulinait dessus, j’ai cru le voir devant sa table de toilette.

— Et vous n’avez rien dit ?

— Non. Je savais ses intentions à ce sujet, depuis longtemps… Je l’ai laissé s’en aller discrètement, à l’anglaise, comme il voulait. C’est égal ! il aurait bien dû me donner un morceau de pain avant de partir, moi qui l’ai servi pendant vingt ans. »

Et tout à coup, frappant de son poing sur la table, avec rage :

— Quand je pense que, si j’avais voulu, j’aurais pu, au lieu d’aller chez Monpavon, entrer chez Mora, avoir la place de Louis… Est-il veinard, celui-là ! En a-t-il rousti des rouleaux de mille à la mort de