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coups de banque, enchaîner ma fortune au char des triomphateurs du jour ; et maintenant me voilà revenu aux plus tristes pages de mon histoire, garçon de bureau d’un comptoir en déroute, chargé de répondre à une horde de créanciers, d’actionnaires ivres de fureur, qui accablent mes cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendre responsable de la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur. Comme si je n’étais pas moi aussi cruellement frappé avec mes quatre ans d’arriérés que je perds encore une fois, et mes sept mille francs d’avances, tout ce que j’avais confié à ce scélérat de Paganetti de Porto-Vecchio.

Mais il était écrit que je viderais la coupe des humiliations et des déboires jusqu’à la lie. Ne m’ont-ils pas fait comparoir devant le juge d’instruction, moi Passajon, ancien appariteur de Faculté, trente ans de loyaux services, le ruban d’officier d’Académie… Oh ! quand je me suis vu montant cet escalier du Palais de Justice, si grand, si large, sans rampe pour se retenir, j’ai senti ma tête qui tournait et mes jambes s’en aller sous moi. C’est là que j’ai pu réfléchir, en traversant ces salles noires d’avocats et de juges, coupées de grandes portes vertes derrière lesquelles s’entend le tapage imposant des audiences ; et là-haut, dans le corridor des juges d’instruction, pendant mon attente d’une heure sur un banc où j’avais de la vermine de prison qui me grimpait aux jambes, tandis que j’écoutais un tas de bandits, filous, filles en bonnet de Saint-Lazare, causer et rire avec des gardes de Paris, et les crosses de fusil retentir dans les couloirs, et le roulement sourd des voitures cellulaires. J’ai compris alors le danger des combinazione, et qu’il ne faisait pas toujours bon se moquer de M. Gogo.