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vie dans la fraîcheur du soir et le calme de la maison déserte, des rires sonores, un entrain de jeunesse heureuse montent de l’étage au-dessous, et se rappelant les confidences d’André, sa dernière lettre où il lui annonçait la grande nouvelle, elle cherche à distinguer parmi toutes ces voix limpides et neuves, celle de sa fille Élise, cette fiancée de son fils qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne doit jamais connaître. Cette pensée, qui achève de déshériter la mère, ajoute au désastre de ses derniers instants, les comble de tant de remords et de regrets que malgré son vouloir d’être courageuse, elle pleure, elle pleure.

La nuit vient peu à peu. De larges taches d’ombre plaquent les vitres inclinées où le ciel immense en profondeur se décolore, semble fuir dans de l’obscur. Les toits se massent pour la nuit comme les soldats pour l’attaque. Gravement, les clochers se renvoient l’heure, pendant que les hirondelles tournoient aux environs d’un nid caché et que le vent fait son invasion ordinaire dans les décombres du vieux chantier. Ce soir, il souffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume, il souffle de la rivière, comme pour rappeler à la malheureuse femme que c’est là-bas qu’il va falloir aller… Sous sa mantille de dentelle, oh ! elle en grelotte d’avance… Pourquoi est-elle venue ici reprendre goût à la vie impossible après l’aveu qu’elle serait forcée de faire ?… Des pas rapides ébranlent l’escalier, la porte s’ouvre précipitamment, c’est André. Il chante, il est content, très pressé surtout, car on l’attend pour dîner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumière, que l’amoureux se fasse beau. Mais, tout en frottant les allumettes, il devine quelqu’un dans l’atelier, une ombre remuante parmi les ombres immobiles.