Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de cette importance. Ensuite il s’était renfermé dans un silence haineux, gros de colères froides et de violentes déterminations. La mort du duc, l’échec d’une vanité folle, avaient porté le dernier coup au ménage ; car le désastre, qui rapproche souvent les cœurs prêts à s’entendre, achève et complète les désunions. Et c’était un vrai désastre. La vague des perles Jenkins subitement arrêtée, la situation du médecin étranger et charlatan très bien définie par le vieux Bouchereau dans le journal de l’Académie, les mondains se regardaient effarés, plus pâles encore de terreur que d’absorptions arsenicales, et déjà l’Irlandais avait pu sentir l’effet de ces sautes de vent foudroyantes qui rendent les engouements parisiens si dangereux.

C’est pour cela sans doute que Jenkins avait jugé à propos de disparaître pendant quelque temps, laissant madame continuer à fréquenter les salons encore ouverts, afin de tâter et tenir en respect l’opinion. Rude tâche pour la pauvre femme, qui trouvait un peu partout l’accueil refroidi, à distance, qu’on lui avait fait chez les Hemerlingue. Mais elle ne se plaignait pas, comptant ainsi gagner le mariage, mettre entre elle et lui, en dernier recours, le lien douloureux de la pitié, des épreuves supportées en commun. Et comme elle savait que le monde la recherchait surtout à cause de son talent, de la distraction artistique qu’elle apportait aux réunions intimes, toujours prête à poser sur le piano ses gants longs, son éventail, pour préluder à quelque fragment de son riche répertoire, elle travaillait constamment, passait ses après-midi à feuilleter les nouveautés, s’attachant de préférence aux harmonies tristes et compliquées, à cette musique moderne qui ne se contente plus d’être un art, devient une science,