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s’interrompt, les mains tenant l’accord, ses yeux fixés sur la musique, mais son regard bien au-delà… Le docteur est absent. Le soin de ses affaires, de sa santé l’a exilé de Paris pour quelques jours, et, comme il arrive dans la solitude, les pensées de la belle madame Jenkins ont pris ce tour grave, cette tendance analytique qui rend parfois les séparations momentanées fatales aux ménages les plus unis… Unis, depuis longtemps ils ne l’étaient plus. Ils ne se voyaient qu’aux heures des repas, devant les domestiques, se parlaient à peine, à moins que lui, l’homme des manières onctueuses, ne se laissât aller à quelque remarque brutale, désobligeante, à propos de son fils, de l’âge qui la touchait enfin, ou d’une toilette qui ne lui allait pas. Toujours sereine et douce, elle étouffait ses larmes, acceptait tout, feignait de ne pas comprendre ; non pas qu’elle l’aimât encore, après tant de cruautés et de mépris, mais c’était bien l’histoire, telle que la racontait leur cocher Joë, « d’un vieux crampon qui tenait à se faire épouser ». Jusque-là un terrible obstacle, la vie de la femme légitime, avait prolongé une situation déshonorante. Maintenant que l’obstacle n’existait plus, elle voulait finir cette comédie, à cause d’André qui d’un jour à l’autre pourrait être forcé de mépriser sa mère, à cause du monde qu’ils trompaient depuis dix ans, et où elle n’entrait jamais qu’avec des battements de cœur, appréhendant l’accueil qu’on lui ferait le lendemain d’une découverte. À ses allusions, à ses prières, Jenkins avait répondu d’abord par des phrases, de grands gestes : « Douteriez-vous de moi ?… Est-ce que notre engagement n’est pas sacré ? »

Il alléguait aussi la difficulté de tenir secret un acte