Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses lèvres grelottait sous une nervosité de larmes. Mais, au lieu de quitter son banc il s’y cramponnait au contraire, ses grosses mains pétrissant le bois du pupitre. L’autre avait fini, maintenant c’était son tour de répondre :

« Messieurs, dit-il… »

Il s’arrêta aussitôt, effrayé par le son rauque, affreusement sourd et vulgaire de sa voix, qu’il entendait pour la première fois en public. Il lui fallut, dans cette halte tourmentée de mouvements de la face, d’intonations cherchées et qui ne sortaient pas, reprendre la force de sa défense. Et si l’angoisse de ce pauvre homme était saisissante, la vieille mère là-haut, penchée, haletante, remuant nerveusement les lèvres comme pour l’aider à chercher ses mots, lui renvoyait bien la mimique de sa torture. Quoiqu’il ne pût la voir, tourné comme il l’était par rapport à cette tribune qu’il évitait intentionnellement, ce souffle maternel, le magnétisme ardent de ces yeux noirs finirent par lui rendre la vie, et subitement sa parole et son geste se trouvèrent déliés :

« Avant tout, messieurs, je déclare que je ne viens pas défendre mon élection… Si vous croyez que les mœurs électorales n’ont pas été toujours les mêmes en Corse, qu’on doive imputer toutes les irrégularités commises à l’influence corruptrice de mon or et non au tempérament inculte et passionné d’un peuple, repoussez-moi, ce sera justice et je n’en murmurerai pas. Mais il y a dans tout ceci autre chose que mon élection, des accusations qui attaquent mon honneur, le mettent directement en jeu, et c’est à cela seul que je veux répondre. » Sa voix s’assurait peu à peu, toujours cassée, voilée, mais avec des notes attendris-