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lui avait dit de suivre, un peu troublée par le roulement incessant des voitures et par l’oisiveté de sa marche que n’accompagnait plus le mouvement de cette fidèle quenouille, qui ne l’avait jamais quittée depuis cinquante ans. Toutes ces idées d’inimitiés, de persécutions, les paroles mystérieuses du prêtre, les restrictions de Cabassu l’agitaient, l’effrayaient. Elle y trouvait l’explication des pressentiments qui s’étaient emparés d’elle au point de l’arracher à ses habitudes, à ses devoirs, à la surveillance du château et de son malade. Du reste, chose singulière, depuis que la fortune avait jeté sur son fils et sur elle cette chape d’or aux plis lourds, la mère Jansoulet ne s’y était pas encore faite et s’attendait toujours à la subite disparition de ces splendeurs… Qui sait si la débâcle n’allait pas commencer cette fois ?… Et subitement, au travers de ces sombres pensées, le souvenir de la scène enfantine de tout à l’heure, du tout petit se frottant à ses jupes de droguet, amenait sur ses lèvres ridées le gonflement d’un sourire tendre ; et ravie, elle murmurait dans son patois :

« Oh ! de ce petit, pourtant… »

Une place magnifique, immense, éblouissante, deux gerbes d’eau envolées en poussière d’argent, puis un grand pont de pierre et tout au bout une maison carrée avec des statues devant, une grille où stationnaient des voitures, du monde qui entrait, des sergents de ville attroupés. C’était là…

Elle écarta la foule bravement et marcha jusqu’à une haute porte vitrée.

« Votre carte, ma bonne femme ? »

La bonne femme n’avait pas de carte, mais elle dit simplement à un de ces huissiers à revers rouges qui gardaient l’entrée :