Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/405

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venir saluer ces dames, buvait un verre de madère près de la petite table de service, en causant avec Maurice Trott, l’ancien baigneur de Saïd-Pacha, quand sa femme s’approcha de lui, toujours douce et paisible. Il savait quelle colère devait recouvrir ce calme impénétrable, et lui demanda tout bas, timidement :

« Personne ?

— Personne… Vous voyez à quel affront vous m’exposez. »

Elle souriait, les yeux à demi baissés, en lui enlevant du bout de l’ongle une miette de gâteau restée dans ses longs favoris noirs ; mais ses petites narines transparentes frémissaient avec une éloquence terrible.

« Oh ! elle viendra… » disait le banquier, la bouche pleine. « Je suis sûr qu’elle viendra… »

Un frôlement d’étoffes, de traîne déployée dans la pièce à côté, fit se retourner vivement la baronne. À la grande joie du coin des « paquets » qui surveillait tout, ce n’était pas celle qu’on attendait.

Elle ne ressemblait guère à mademoiselle Afchin, cette grande blonde élégante, aux traits fatigués, à la toilette irréprochable, digne en tout de porter un nom aussi célèbre que celui du docteur Jenkins. Depuis deux ou trois mois, la belle madame Jenkins avait beaucoup changé, beaucoup vieilli. Il y a comme cela dans la vie de la femme restée longtemps jeune une période où les années, qui ont passé par-dessus sa tête sans l’effleurer d’une ride, s’inscrivent brutalement toutes ensemble en marques ineffaçables. On ne dit plus en la voyant : « Qu’elle est belle ! » mais « Elle a dû être bien belle… » Et cette cruelle façon de parler au passé, de rejeter dans le lointain ce qui hier était un fait visible, constitue un commencement de vieillesse et de re-